«La nostalgie, une arme contre l’intégrisme»
Dans Iraqi Odyssey, le réalisateur Samir retrace l’histoire de sa famille, de l’Irak des années 50 au pays d’aujourd’hui déchiré par la violence. Une œuvre personnelle qui se veut aussi une arme contre l’intégrisme et le sectarisme de l’Etat islamique.
Sentimental irakien, perfectionniste suisse, Samir signe son premier documentaire en 3D. 162 minutes d’histoire à la fois familiale et globale, de l’époque ottomane à nos jours, racontée par les proches du réalisateur dispersés à travers le monde.
swissinfo.ch: Vous montrez cet Irak en noir et blanc des années 50 et 60, des femmes habillées à l’occidentale, visiblement émancipées et joyeuses. Mais vous montrez aussi l’Irak en couleurs d’aujourd’hui, surtout le rouge du sang et le noir des explosions et des voiles des femmes. Le contraste est sidérant.
Samir: C’est vraiment la chose la plus importante à relever! Je crois que tout cet intégrisme est une guerre contre les femmes, pas contre les Occidentaux. Et parce qu’il y a des hommes qui ne sont pas bien éduqués, ils ont été instrumentalisés par le conservatisme. Il y a une peur de l’émancipation et de l’égalité.
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«Je suis moitié-moitié… Et au fond, ça m’est égal»
Mais comment en parler sans signer un pamphlet féministe? J’ai alors pensé à présenter ma mère, mes tantes et tout ce beau monde à travers ces belles images de cet ancien temps. La nostalgie, dans mon film, est comme une arme contre l’intégrisme. Elle fouille dans la mémoire pour montrer que c’était possible pour différentes religions et cultures de vivre ensemble dans le même pays. Se rappeler qu’il y avait du respect envers les femmes, leurs habitudes et leurs manières d’être femmes. Elles ne devaient pas cacher leur beauté. Je crois que les images sont plus fortes que toutes les paroles.
swissinfo.ch: Ces images sont justement un trésor sur lequel vous avez mis la main.
Samir: C’était vraiment une grande surprise. Je n’avais jamais imaginé pouvoir trouver une telle quantité de photos. Je pensais que je devais aller chercher dans les archives des musées et des librairies, mais il n’y a rien à trouver en Irak. C’est une catastrophe, tout est détruit! Quand j’ai contacté le président du Musée national, il m’a dit que je pouvais tout trouver sur Youtube. J’étais choqué. C’est de la mémoire du pays qu’il s’agit. A ce moment-là, j’ai compris que je n’avais pas besoin de ces images seulement en tant que cinéaste mais aussi en tant qu’Arabe qui veut reconstruire l’histoire de nos pays. Même mes cousines qui ne voulaient pas que je fasse ce film ont fini par me confier leurs photos. Elles avaient compris qu’il ne s’agissait pas de s’exhiber mais plutôt de reconstruire notre pays, notre histoire, et la récupérer de ces intégristes.
Fin 2013, j’étais en Irak pour finaliser mon film. Daech (acronyme arabe parfois utilisé pour l’Etat Islamique) avait déjà attaqué les villes de Ramadi et Falloujah. Six mois plus tard, ses hommes sont entrés à Mossoul. C’était la grande confusion. Je me demandais ce qu’il fallait faire. Je suis cinéaste, je ne fais pas de télé ou de reportages à la radio ou autre, je fais des films et je suis un artiste. Dans la salle de montage, je regardais toutes ces photos de la famille, et quand je rentrais à la maison, je regardais les images de Daech. J’ai compris que j’avais déjà construit une arme contre ces idiots-là!
swissinfo.ch: C’est pour cela qu’ils n’apparaissent pas dans votre film?
Samir: Je n’ai pas à les montrer. C’était le moment où je me suis dit: on regagne notre histoire, mon film est un instrument politique. J’ai compris cela aussi quand je l’ai présenté à Toronto devant tous les expatriés arabes, à Abou Dhabi et à Tunis. Et je crois que préserver ces photos était aussi un acte politique de la part de ma famille.
swissinfo.ch : La «mise à nu» devant la caméra est inhabituelle dans la culture arabe. Pourtant, vous nous faites entrer dans l’intimité de votre grande famille. Comment avez-vous réussi à gagner leur confiance?
Samir: On n’est pas dans l’intimité profonde comme on le suggérerait dans la culture occidentale. Gagner leur confiance était vraiment le grand problème dès le départ. Je connais ma famille, les différents caractères, et les codes de la culture arabe. C’est drôle, mais je crois bien que mon film sur les juifs irakiens Forget Bagdad (2002) m’a énormément aidé à les mettre en confiance. Ils avaient compris que j’étais un cinéaste sérieux (rires).
Une seule question posée à Paris en 2001 par un de mes oncles avant la sortie de ce film a suffi pour tout déclencher: «Pourquoi un film sur les juifs irakiens, pourquoi pas un film sur nous? Mais sans moi!» (rires). Je me suis vite retrouvé au cœur de cette contradiction. Faire un film sur ma famille sans la montrer! Je n’ai pas pu convaincre nombre d’entre eux – même avec mes anciens films. Les sentiments oscillaient parfois entre enthousiasme et peur. Certains craignaient en effet que j’exploite certaines «choses».
Il restait à la fin surtout mes oncles et tantes, des personnes d’un certain âge. J’ai suivi tout naturellement le bon chemin pour honorer cette génération. Elle qui a bataillé pour la laïcité et la modernisation, pour que les pays arabes rejoignent le monde moderne sans perdre leurs racines et leurs cultures.
swissinfo.ch: Vous dites que le mot «révolution» a défini le parcours de votre vie. Vous y croyez malgré le chaos qui règne dans les pays arabes où les révolutions de 2011 n’ont pas encore abouti?
Samir: En Tunisie, on a gagné, non? J’étais là-bas récemment avec ce film et j’ai beaucoup apprécié ce que j’ai vu. J’ai vraiment senti l’énergie de ce peuple bien brave. Les conditions sont très dures, mais ils ont trouvé une voie de négociation avec toutes les composantes de la société pour créer cette nouvelle constitution. Tout n’est pas parfait, mais cela prend le bon chemin. (réd: l’interview a été réalisée avant l’attentat au musée du Bardo le 18 mars).
En Irak, les guerres et les dictatures ont détruit la société civile et on a besoin de beaucoup de temps pour la reconstruire. Mais je suis optimiste car je connais beaucoup de jeunes à Bagdad, des artistes, des cinéastes, des écrivains et des activistes politiques, qui continuent à faire des choses incroyables car ils n’ont plus peur. C’est ce qui m’a le plus frappé lors de mes visites en Irak ces dernières années. C’était bien différent avant. Moi-même quand je rendais visite à ma famille en Irak il y a bien longtemps, je me trouvais dans les mêmes conditions que tout le monde, des situations de peur profonde devant chaque petit flic à chaque coin de rue. Aujourd’hui, ils ont vaincu cette peur, et c’est la première étape de la libération. Ne plus avoir peur devant les autorités de l’Etat, de dire que l’Etat doit être à notre service.
swissinfo.ch: Et cet «Etat Islamique» autoproclamé qui s’étend de plus en plus , il ne fait pas peur aux gens en Irak?
Samir: Certainement, il leur fait peur, mais ça c’est du terrorisme. On a peur car on veut survivre, mais c’est impossible de convaincre les gens de cette manière. J’ai vu la première réaction de mes amis l’année passée. C’était une sorte d’humour noir. Ils ont dit: «Ils viennent ! Ok, d’accord. En attendant, on va continuer à vivre, à pratiquer nos arts, à rire ensemble, à boire quelque chose ensemble sans avoir peur». Ils ont compris que Daech était le terrorisme pur.
Mais ces hommes vont perdre leur pouvoir sur les gens car il n’est pas possible avec quelques milliers de jeunes hommes de construire un Etat. Ils sont juste arrivés au bon moment. Il y avait la corruption au sein de l’Etat irakien et le sectarisme poussé par Maliki et son gouvernement chiite (au passage, je suis d’origine chiite). C’était une connerie de ne pas essayer de trouver un équilibre entre les différentes composantes ethniques et religieuses.
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swissinfo.ch: L’histoire de l’Irak ressemble dans votre film à un aller-retour entre la dictature et la guerre, et le peuple ne veut ni l’une ni l’autre. Quelle issue voyez-vous?
Samir: L’Irak d’après l’embargo a changé. Il n’est plus pauvre et a désormais d’énormes potentiels, même s’il y a évidemment des voleurs qui pillent toutes les richesses. Le peuple doit lentement reprendre son pouvoir. C’est un processus long, qui s’accommode mal avec l’impatience humaine, mais qui va certainement continuer. J’habite en Suisse. C’est un pays où on peut être confronté à des comportements racistes et xénophobes, mais il dispose d’instruments politiques qui aident les gens à se battre pour leurs intérêts et leurs droits.
C’est un exemple aussi pour tous les pays arabes. Il montre qu’il est possible de vivre dans un Etat assez dispersé, multiculturel et multiconfessionnel. Quand certains me disent: «tu ne peux pas vivre avec des sunnites», je réponds: «tu n’es pas obligé de les aimer mais tu peux vivre avec, c’est normal, et peut-être un jour, ils seront tes amis». C’est ma vie et mon expérience en Suisse. J’ai énormément de respect pour ce système que les Suisses ont créé, même si cela a pris du temps.
swissinfo.ch: Qu’est-ce que cela vous fait de voir votre pays dans cet état-là?
Samir: Après avoir vu le film, ma femme m’a dit: «nous sommes ensemble depuis 20 ans, mais je n’ai jamais su que tu étais d’origine chiite». Nous n’avons pas grandi dans ces divisions entre chiites et sunnites, arabes et kurdes. Nous sommes dans ce cul de sac et nous devons rebrousser chemin pour en sortir. Nous tous! Et mon film représente tout cela: ma tante a un mari kurde, ma cousine a un mari chrétien. Il faut rappeler ces choses aux gens et raviver les mémoires. Ces histoires sont un acte politique contre le sectarisme.
Samir, le Zurichois d’Irak
Né en 1955 à Bagdad, en Irak, Samir (littéralement: le conteur) est aujourd’hui l’un des cinéastes les plus connus et reconnus de Suisse, surtout dans la partie alémanique.
Il émigre en Suisse avec ses parents au début des années 1960. Dans les années 1970, il effectue un apprentissage de typographe à l’Ecole d’arts visuels de Zurich, suivi d’une formation de caméraman. Activiste au sein du mouvement de la jeunesse radicale, il réalise ses premiers films dès 1982.
En 1994, il reprend la société de production Dschoint VentschrLien externe en s’associant au réalisateur Werner Schweizer et à la productrice Karin Koch. En dehors de ses activités de cinéaste, Samir met en scène des pièces de théâtre et expose régulièrement dans le domaine des arts visuels.
Le caractère innovateur de ses œuvres a aussitôt attiré l’attention lors de différents festivals et lui a valu plusieurs prix. Sa filmographie compte plus de 40 documentaires et longs-métrages pour le cinéma et la télévision, dont Babylon 2 (1993) , Forget BagdadLien externe (récompensé en 2002 au Festival de Locarno) et Snow White (2005).
Son Odyssée IrakienneLien externe a reçu le prix du meilleur film asiatique au festival d’Abu Dhabi (2014).
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