La poésie en photos d’André Kertész à Winterthour
Il a saisi le monde pendant sept décennies: le photographe d’origine hongroise André Kertész (1894-1985) n’avait plus eu de rétrospective depuis très longtemps. Un oubli enfin réparé, à voir au Fotomuseum de Winterthour.
C’est un extrait du 20e siècle, sous l’objectif personnel et poétique d’un photographe, que l’on peut parcourir jusqu’au 15 mai prochain au Fotomuseum de Winterthour. Si on a manqué la rétrospective cet hiver au Jeu de Paume de Paris. André Kertész, né avec le prénom d’Andor en 1894 à Budapest, a marqué la photographie sans jamais se fondre dans le moule d’une mode, en plaçant des jalons qui comptent toujours aujourd’hui.
La rétrospective permet de (re) découvrir un artiste dont les œuvres font partie de l’inconscient collectif, sans être pour autant très souvent exposées, en tout cas pas dans le contexte large qui leur est donné à Winterthour. Le parcours compte en effet quelque 250 tirages, dont de nombreux originaux, de même que des documents d’époque, comme les magazines pour lesquels Kertész a travaillé.
L’idée du cheminement chronologique s’imposait et les curateurs n’y ont pas dérogé. L’exposition s’ouvre sur la période hongroise (1894-1925) et sur une salle où le visiteur pourra passer des heures, pour autant qu’il se munisse d’une des loupes à disposition. Car ce sont de véritables miniatures que le photographe a réalisées et il faut y regarder de très près pour saisir la richesse des sujets saisis.
Ce «Jeune homme dormant» de 1912 est presque invisible, comme les songes qui semblent l’habiter. Kertész vient d’acheter son premier appareil et la maîtrise de la composition frappe par sa force.
Vues nocturnes et distorsions
Très tôt, le photographe se distingue par ses vues de nuit et ses expériences avant-gardistes, tel le «Nageur sous l’eau» (1917), qui immobilise le mouvement sans le figer. C’est une des premières «distorsions», naturelle celle-ci, qui l’occuperont tout au long de sa carrière.
Kertész ne se départira jamais de son intérêt pour les sujets «simples», nature, badauds, animaux, maisons. Observateur attentif, il guette les ombres sur les lumières, les lignes ou les taches qui brisent des équilibres trop parfaits, toujours à la recherche de ses propres sentiments. «Je n’ai jamais juste pris des photos, dira-t-il plus tard, je m’exprime moi-même par la photographie.»
Se décrivant comme «éternel amateur», il se révèle en fait virtuose dans tout ce qu’il essaye. Si ses photographies de la première guerre, où il fut enrôlé avant d’être blessé, sont, aujourd’hui encore, peu connues, ses images le feront remarquer très vite à Paris, où il s’installe en 1925.
Portraits et natures mortes
Il précède Brassaï dans les prises de vue nocturnes, mais devient aussi célèbre grâce à ses très beaux portraits de célébrités. Mondrian, Foujita, le jeune Calder (plongé dans la réflexion face à un projet de mobile) ou Eisenstein passent devant son objectif. Chez Mondrian, il «peint», avec son appareil, des natures mortes géométriques et sobres.
Kertész participe au lancement du magazine «Vu», en 1928. Il photographie les métiers des Halles, les rues, les arrières-cours où pendent d’éternelles lessives («Rouen», 1930), des chambres d’hôtel (l’ironique «Hôtel de l’Avenir, avec une jambe de bois posée sur un lit pas très frais…) et de nombreux enfants.
Recadrages
Les portraits d’Elisabeth, son épouse depuis 1933 mais qu’il connaît depuis 1921, sont des icônes de compréhension mutuelle et de tendresse. Un des tout premiers date de 1920 («Lagymanyos»): on voit le couple, enlacé de dos et ne formant plus qu’une silhouette sombre, contempler un bras de mer au crépuscule.
Le plus connu «Elisabeth et moi» est en fait la photo de mariage, mais l’histoire de ce cliché est exemplaire du travail du photographe avec ses œuvres. L’exposition en présente trois versions, telles que Kertész les a recadrées.
On passe d’un champ large avec les deux époux à un cadre resserré (réalisé dans les années 1960) sur la main de l’homme sur l’épaule de sa femme, dont on ne voit plus que la moitié du visage. C’est cette dernière image qui sera la plus connue.
A New York où le couple émigre en 1936, Kertész trouvera rarement son bonheur. Brièvement employé de Keystone puis du magazine «House & Garden», il poursuit ses recherches personnelles, empreintes de solitude et de mélancolie. La rédaction de «Life» trouve que ses reportages «racontent trop», ce qu’on a de la peine à concevoir aujourd’hui.
Après sa retraite – forcée par des problèmes de santé hérités de ses blessures de la première guerre – en 1961, Kertész retourne à Paris, capitale de cette France qui restera sa patrie sentimentale, malgré le passeport américain. Mais il gardera toujours son appartement à New York, où il mourra en 1985, sept ans après Elisabeth.
Naissance. Andor Kertész est né en 1894 à Budapest. Il commence à photographier à 1912, à l’âge de 18 ans.
Paris. Dès son arrivée à Paris en 1925, le photographe reçoit de nombreuses commandes de presse. Des revues comme «Art et industrie», «Art et médecine», mais aussi «Vu», créé en 1928, lui laissent une grande liberté d’expression.
USA. Les commandes se font rares au milieu des années 1930 et Kertész décide d’émigrer aux Etats-Unis avec son épouse Elisabeth. En 1937, le photographe tient sa première exposition individuelle aux «PM Galleries» et il participe à l’exposition «Photography 1839-1937» au MoMA. Le couple obtient la nationalité américaine en 1944.
Photojournalisme. En 1963, Kertész retourne à Paris et y retrouve des valises de négatifs, qui lui permettent de réorganiser son œuvre – et de recadrer de nombreux clichés. Il fait partie de l’exposition «The concerned photographer», qui le présente comme pionnier du photojournalisme.
Héritage. Après le décès de son épouse en 1977, il crée la fondation «André et Elizabeth Foundation». En 1979, il réalise des séries avec un Polaroid SX-70. En 1984, il lègue ses négatifs, ses archives et sa correspondance à l’Etat français. Il meurt en 1985 dans son appartement de New York.
Conception. Préparée par les commissaires d’exposition Michel Frizot et Annie-Laure Wanaverbecq, pour le musée du Jeu de Paume de Paris, en collaboration avec le Fotomuseum, la rétrospective présente quelques 250 tirages organisés chronologiquement.
Conférence. Le 30 mars, Michel Frizot tiendra une conférence à Winterthour, en français, sur «André Kertész, une économie de signes» et «Henri Cartier-Bresson, l’éloquence du cadre».
Lieux. La rétrospective est à voir à Winterthour jusqu’au 15 mai puis prendra ses quartiers au Martin-Gropius-Bau de Berlin et au Musée Magyar Nemzeti de Budapest.
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