La presse suisse rend hommage à Agota Kristof
Considérée par les critiques comme une figure majeure de la littérature francophone du 20e siècle, Agota Kristof s’est éteinte mercredi à Neuchâtel. Les gazettes suisses saluent l’œuvre de cette Hongroise marquée par l’exil et consacrée par son roman «Le grand cahier».
«Agota Kristof était une écrivaine certainement trop peu connue compte tenu de la qualité de son grand travail». L’hommage est de Jean-Frédéric Jauslin, directeur de l’Office fédéral de la culture, et il figure en bonne place dans les gazettes de ce jeudi. Du moins dans la presse francophone, langue littéraire d’adoption de l’écrivaine hongroise exilée à Neuchâtel, où la romancière est décédée mercredi dans sa 75e année à la suite d’une longue maladie.
Le Matin souligne également la méconnaissance du grand public suisse à l’égard de l’écrivaine, pourtant «comparée par les critiques français à Samuel Beckett ou à Eugène Ionesco». Même comparaison élogieuse dans La Liberté de Fribourg: «Agota Kristof aura su contracter le versant sombre du XXe siècle. Pas très loin d’un Thomas Bernhard ou d’un Samuel Beckett». Fondatrice des éditions Zoé, Marlyse Pietri martèle dans L’Express de Neuchâtel «qu’Agota Kristof est l’une des plus grandes romancières européennes de ces vingt dernières années».
Le Corriere del Ticino prend également congé d’Agota Kristof, «l’analphabète devenue écrivaine», estimant que «la littérature européenne perd une de ses voix les plus importantes dans la quête de la frontière entre imagination et langage». Hommage à une grande dame de la littérature francophone, donc, qui aura renoncé à l’écriture et passé les dernières années de sa vie recluse chez elle, au centre-ville de Neuchâtel, «souffrante, comme en attente, dans son appartement vidé de livres», avec cette volonté de ne plus écrire, décrit Le Temps. Souffrance insurmontable, si l’on en croit le Tages-Anzeiger: «L’écriture n’était pas une thérapie pour Agota Kristof, mais pratiquement un moyen de survie».
L’exil en toile de fond
Comme le rappelle notamment La Liberté de Fribourg, la vie et l’œuvre d’Agota Kristof ont surtout été marquées par l’exil. «Exil intérieur tout d’abord lors des années d’internat où elle obtient un bac scientifique. (…) Exil dramatique en 1956, quand avec son bébé dans les bras, elle fuit la Hongrie occupée par les troupes soviétiques, son mari étant politiquement menacé». Un exil qui l’emmènera un peu par hasard en Suisse francophone à l’âge de 21 ans. Et c’est en analphabète qu’elle va devoir reconquérir une langue, une écriture, qui va devenir celle de ses romans. «L’une des écrivains les plus connues de Suisse a appris sa langue littéraire seulement à l’âge adulte», souligne le Tages Anzeiger, admiratif.
C’est à Fontainemelon, sur les hauteurs de Neuchâtel, dans une usine d’horlogerie, bercée par les bruits rythmés des machines, que la créativité poétique de l’écrivain s’est réveillée, souligne l’Agence télégraphique suisse (ATS). Progressivement, elle apprend le français et se lance dans l’écriture de pièces de théâtre. Et se révèle peu à peu cette écriture «pessimiste et teintée d’ironie douloureuse». «Son fameux style, ses phrases évidées, comme extirpées de l’enfance, elle les avaient trouvés au prix d’un travail acharné, exigence absolue pour dire ce qui ne peut l’être», écrit Le Temps.
Pour l’écrivain neuchâtelois Jean-Bernard Vuillème, qui rend hommage à sa consœur dans L’Express, «l’écriture d’Agota Kristof est d’une densité extraordinaire. C’est une écriture de notation, sèche, mais sans intellectualisation, ce n’est pas une écriture difficile». Et Jean-Bernard Vuillème de souligner que la renommée d’Agota Kristof ne doit rien à un feu de paille médiatique, celui suscité par «Le Grand cahier», roman traduit en 35 langues et étudié dans les écoles du monde entier. «C’est une véritable œuvre littéraire, dense et cohérente, à travers un petit nombre de titres».
Claus et Lucas, célèbres jumeaux
Force est de constater tout de même qu’un livre marque d’un poids prépondérant l’œuvre d’Agota Kristof. «Les jumeaux de son roman ‘Le grand cahier’ viennent à l’esprit de ses lecteurs quand on évoque Agota Kristof», affirme ainsi Le Matin. Un livre qui raconte comment les jumeaux Claus et Lucas surmontent cyniquement les vicissitudes de la guerre et de la vie familiale et qui lui vaudra le Prix du Livre européen. «Lorsque le roman paraît en 1986, il est reçu comme la fable des horreurs du siècle. Agota Kristof a réussi à piéger l’enfer dans ses phrases», écrit Le Temps. Beaucoup plus méconnus, «La preuve» et «Le troisième mensonge» viendront compléter cette «magistrale trilogie romanesque achevée en 1991», précise l’ATS.
D’après le Tages Anzeiger, «sobre et simple, tout simplement nue, elle a transposé les expériences de la perte et de séparation intérieure à deux jumeaux». Mais le roman secoue et dérange. La Tribune de Genève revient sur les polémiques récurrentes qu’ont suscitées la lecture de l’ouvrage dans les écoles. En 2000, la polémique prend une tournure radicale en France avec l’arrestation d’un professeur qui avait fait lire l’œuvre à des enfants de 13-14 ans. Jack Lang, alors ministre de la Culture, doit intervenir en personne.
En cause, une scène de zoophilie, décrite, comme toujours, froidement par les jumeaux. Jointe au téléphone par Le Temps à l’époque, Agota Kristof avait répondu d’une voix très douce: «Oui, évidemment, cette scène est pornographique. Et alors? Enfants, en Hongrie, nous parlions énormément de sexe. Cela fait partie d’une société en guerre. La guerre et les horreurs, voilà la vraie pornographie.»
Née en Hongrie en 1934, Agota Kristof est une romancière d’origine hongroise qui a fui sa patrie lors de la répression soviétique en 1956 pour se réfugier en Suisse.
Neuchâteloise d’adoption, elle a connu la célébrité en 1986 avec son premier roman «Le grand cahier». Traduit dans une trentaine de langues, cette histoire de deux jumeaux qui surmontent cyniquement les vicissitudes de la guerre et de la vie familiale obtient le Prix du Livre européen.
Il sera suivi de deux autres livres, «La preuve» et «Le troisième mensonge», qui complètent la trilogie. Agota Kristof a écrit 23 drames pour le théâtre en français à partir de 1978, dont seulement 9 ont été joués en public.
Lauréate de maintes récompenses, Agota Kristof a obtenu le Prix Schiller en 2005 et le Prix 2009 de l’Institut neuchâtelois. En mars, elle a obtenu un des prix Kossuth 2011, le plus important de l’Etat hongrois pour les arts et la science.
Paru en 1995, son roman «Hier» est le seul de ses textes à avoir été porté à l’écran. Le réalisateur Italo-Suisse Silvio Soldini en a tiré «Brucio nel vento» (La brûlure du vent) en 2002.
Elle a arrêté d’écrire en 2005, peu après la parution de son autobiographie.
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