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La Suisse des années 1950, pudique et mélancolique

Alain Claude Sulzer. SP

Publié dans une traduction française chez Actes Sud, le dernier roman du Bâlois Alain Claude Sulzer se déroule en Suisse, comme ses deux précédents ouvrages. Cette fois c’est la Suisse des années 1950, effrayée par l’homosexualité, que l’auteur raconte. Troublant.

Une rigidité éducative cimente les trois derniers romans d’Alain Claude Sulzer, que l’on pourrait considérer comme une trilogie commencée avec «Un garçon parfait» (prix Médicis étranger 2008), poursuivie avec «Leçons particulières» et achevée avec «Une autre époque», dernier opus paru récemment aux éditions Jacqueline Chambon (Actes Sud), dans la traduction française de Johannes Honigmann. La Suisse qui s’y reflète est droite dans ses bottes. Droite, mais au détriment d’un certain épanouissement intérieur nécessaire à tout individu.

Cette Suisse-là, en proie à ses tourments intimes, loin, très loin de la sérénité bucolique qui caractérise ce pays, est racontée avec une finesse troublante par le romancier bâlois.

Dans «Un garçon parfait», la Suisse, celle des années 1930, est confrontée à la montée du nazisme et livrée à ses démons tentants et repoussants. Dans «Leçons particulières», la Suisse des années 1960 s’ouvre comme un espace de liberté à une partie de l’Europe prisonnière du communisme. «Une autre époque» dévoile sous un jour mélancolique les années 1950 d’une Suisse effrayée par  l’homosexualité, comme on peut être effrayé par le nazisme ou le communisme.

Destins individuels et nationaux

Les trois romans offrent un climat expressément daté. Les trois appartiennent à d’autres époques que Sulzer représente dans l’enchevêtrement des destins individuels et nationaux. «Je reviens sur ce passé comme on revient sur soi-même, confie le romancier. C’est un temps que j’ai connu adolescent et dont je parle avec la nécessité de celui qui a envie de comprendre son pays comme on a envie de comprendre sa propre vie».

«J’ai besoin de recul pour écrire, poursuit-il. Je ne suis pas sûr de pouvoir raconter dans un roman la Suisse d’aujourd’hui qui, mondialisation oblige, ne se différencie pas de ses voisins européens. Je pense qu’un écrivain français ou allemand pourrait tout aussi bien en parler. Non, ce qui m’intéresse, ce sont les traits distinctifs d’un pays à un moment donné de son Histoire. Et mon pays de l’après-guerre, je le connais bien».

En ce temps-là donc, la Suisse d’«Une autre époque» est celle d’une bourgeoisie moyenne qui obéit aux choix existentiels faits pour elle et se cantonne dans une pudeur tyrannique. «La liberté, c’est faire ce qu’on attend de vous», dit l’un des personnages du roman. Phrase lapidaire, juste et cruelle, qui résume le livre et l’état d’esprit de cette époque.

Une musique d’âme lancinante démarre avec la première page quand le narrateur, 16 ans (nous sommes en 1970), découvre une Omega Seamaster portée jadis par son père que l’on voit sur une photo. Le fils n’a pas connu son père Emil qui est mort lorsque lui-même avait trois semaines. C’était un suicide, il le sait. Ce qu’il ne sait pas, c’est pourquoi Emil a décidé de quitter la vie très jeune.

La montre, qui déclenche subitement la curiosité du fils, mènera ce dernier à Paris, auprès d’un certain André, autrefois ami du père. André est photographe, c’est lui qui autrefois a pris la photo. C’est lui qui mettra le narrateur sur les traces d’Emil, né dans une famille honorable, promis à une carrière d’enseignant, étouffé par l’ambition que ses parents projettent sur lui et par les règles d’une société qui réprime les désirs dits coupables.

Eduqué à mort

Emil sera interné dans un asile psychiatrique, plusieurs fois, encouragé une première fois par ses parents. Puis, convaincu que «la liberté c’est faire ce qu’on attend de vous», il s’invite lui-même chez les fous. Il en sort guéri, s’oblige-t-il à penser. Se marie.  Le mariage est une garantie de respectabilité, une façade qui, comme toutes les façades, a toutes les chances de se fissurer.

Avaler son mal avec force courage, quitte à en crever. D’autres avant Sulzer en avaient témoigné. On pense ici à  Fritz Zorn et à son célèbre roman autobiographique «Mars», qui fit beaucoup de tapage en Suisse lors de sa publication en 1976.

Certes, le mal n’est pas le même. Le jeune Zorn, qui appartenait à la très grande bourgeoisie zurichoise, avait été élevé dans une très grande rigueur. Il attribua le cancer dont il souffrait, et qui finit par l’emporter, à son éducation. «Survivrai-je à cette maladie?» se demandait-il à l’époque. Avant de répondre: «Je n’en sais rien. Au cas où j’en mourrais, on pourra dire de moi que j’ai été éduqué à mort».

C’est ce qu’on peut dire aussi d’Emil.

Bâle. Né en 1953 à Riehen, près de Bâle.

Bilingue. Mère française, père suisse. Il grandit entre deux langues et deux cultures.

Le livre.
Il fait ses études à l’Université de Bâle où il exerce par la suite le métier de bibliothécaire, avant de se consacrer à la critique littéraire et à la traduction. Il a traduit notamment «Ragotte» de Jules Renard et deux tomes du Journal de Julien Green.

Allemagne. En 1977, il part vivre en Allemagne où il restera une vingtaine d’années. Aujourd’hui il vit entre l’Alsace et la Suisse.

Huit romans. Il est l’auteur de dix romans, dont trois traduits en français: «Un garçon parfait», qui a reçu le Prix Médicis étranger (2008) et le Prix Schiller (Suisse, 2009), ainsi que «Leçons particulières» et « Une autre époque ». Les trois sont publiés chez Actes Sud.

«Une autre époque», roman d’Alain Claude Sulzer, éditions Jacqueline Chambon (Actes Sud), 265 pages.

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