«Le cinéma suisse doit créer un cercle vertueux»
La Journée du cinéma suisse se tient mardi à Locarno. Elle a pour toile de fond la réforme annoncée du cinéma d'art et d'essai helvétique. Producteur et membre de la Commission fédérale du cinéma, Thierry Spicher la tient pour nécessaire. Interview.
«Monsieur Cinéma» de la Confédération, Nicolas Bideau, l’a annoncé en marge du Festival de Locarno, le soutien au cinéma d’art et d’essai va être réformé. Alors que ce genre représente 60% des fictions helvétiques, il ne réalise que 3% des entrées dans les salles.
S’appuyant sur une analyse du box-office suisse de 2004 à 2007, le chef de la section Cinéma de l’Office fédéral de la culture (OFC) a concentré son attention sur le travail des producteurs.
D’eux, il exige notamment de prêter davantage d’attention au développement des projets de films.
Une analyse que partage Thierry Spicher. Producteur – du film Home signé Ursula Meier notamment – et membre de la Commission fédérale du cinéma, ce Fribourgeois estime que le cinéma suisse est de ce point de vue dans une phase de transition.
swissinfo: Les maisons de production, en particulier les petites puisque la Suisse en compte beaucoup, doivent-elles désormais trembler?
Thierry Spicher: Cela fait un certain nombre d’années que les producteurs de ce pays revendiquent le fait d’être le maillon essentiel de la production de films. En Suisse, la tradition d’un cinéma d’auteur-producteur est très forte.
Ce que Nicolas Bideau dit, c’est que l’importante faiblesse du cinéma d’art et d’essai est probablement due à des carences dans la phase de développement des films. Nous, producteurs, nous avons bien sûr nos faiblesses intrinsèques, mais le système a aussi les siennes. Il faut donc le réorienter un peu pour favoriser l’apport de moyens et de compétences lors du développement.
Ce diagnostic a été posé par les producteurs eux-mêmes depuis plusieurs années. Ils ont fait des propositions afin que la responsabilisation du producteur en tant qu’entrepreneur soit plus importante.
swissinfo: Le cinéma suisse ne risque-t-il pas d’y perdre en diversité?
T.S.: Non, au contraire. Le cinéma suisse doit créer un cercle vertueux. Si on fait des meilleurs films, ils vont être plus présents dans les salles, on va donc pouvoir en faire plus et il sera plus légitime qu’ils fassent partie d’une politique culturelle.
Pourquoi d’ailleurs des films mieux développés menaceraient-ils la diversité ? On ne dit pas qu’il faut faire moins de films, mais qu’il faut faire des films mieux développés, avec plus de moyens. On ne dit pas non plus qu’il faut faire toujours les mêmes films pour le même type de public.
Dans une étude, la Commission fédérale du cinéma a montré que nos films d’art et d’essai doivent être produits différemment. Mais ils doivent rester ce qu’ils sont et assurer la particularité de l’expression de ce pays, de ses auteurs, de ses scénaristes et de ses réalisateurs. Il ne s’agit pas de faire un cinéma de producteur, mais de mettre le producteur au centre du système pour avoir un meilleur cinéma d’auteur.
swissinfo: Dans la branche, certains craignent tout de même qu’en professionnalisant le système, le cinéma d’art et d’essai suisse perde son âme…
T.S. : Encore une fois, il ne s’agit pas de faire du cinéma commercial ou industriel. Vouloir créer un mini-Hollywood serait ridicule. Il s’agit de produire différemment du cinéma d’auteur.
C’est une évolution qui demandera du temps. Il y aura des phases de transition, d’autant que la Suisse, avec ses régions linguistiques qui regardent vers des cultures de référence différentes, est un pays où les paramètres qu’il faut gérer sont nombreux et complexes.
Même si la volonté du cinéma suisse d’être un élément fédérateur du pays existe bel et bien, on admet que la qualité moyenne des films produits en Suisse n’est pas suffisante. Le constat qu’il faut professionnaliser la production et améliorer le développement des projets est partagé par tout le monde.
swissinfo : Producteur, vous être aussi membre de la Commission fédérale du Cinéma qui sélectionne les projets. Cela implique-t-il de dormir avec un couteau sous l’oreiller?
T.S. : Non! Mais c’est un milieu où il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus et c’est vrai qu’on est en situation de concurrence. Avoir une place qui implique de trancher n’est pas de tout repos. En même temps, la procédure d’évaluation des projets répond à des critères, des discussions et des analyses sinon objectives, du moins intersubjectives. Cela relativise votre responsabilité personnelle, donc le nombre de couteaux qu’il faut mettre sous l’oreiller!
swissinfo: Quelle est la situation des producteurs en Suisse, plus facile ou plus difficile qu’à l’étranger?
T.S. : Les deux! Elle est plus facile parce que le pays est riche et qu’il y a de nombreuses possibilités d’exercer une activité alimentaire et aussi de faire des films. Mais justement, un petit producteur qui n’a que peu de projets ne peut pas avoir de politique d’entreprise. S’il a un projet, il aura davantage tendance à le mener à terme à tout prix, même s’il est inabouti.
En même temps, la situation est aussi plus difficile car il y a de façon générale moins de moyens. Pour comparer avec ce qui est comparable, la Belgique, où il n’y a proportionnellement pas plus d’argent pour le cinéma, avait dix films à Cannes cette année. On doit regarder ce qui se passe ailleurs pour remettre en cause notre système de formation, notre façon de produire et de faire des films.
En Suisse, les signes positifs sont nombreux. Il y a une professionnalisation du secteur, un virage générationnel, une section Cinéma très dynamique à l’OFC. Tous les signaux sont orange, à nous de les faire passer au vert !
swissinfo, Carole Wälti à Locarno
Créée pour mettre en valeur la production cinématographique indigène à Locarno, la Journée du Cinéma suisse a lieu pour la troisième fois consécutive.
Cette année, elle se déroulera sur le thème «Le cinéma suisse a plus d’un visage».
Les quatre genres forts du cinéma suisse – films d’auteur, commerciaux, d’animation et documentaires – sont illustrés.
La Journée du cinéma suisse est également l’occasion de primer les jeunes talents (scénaristes, acteurs, réalisateurs, etc.) du secteur.
Un débat – «Glamour! Carpets! Awards! What for?» – est aussi au programme.
Enfin trois films helvétiques seront projetés en première mondiale dans le cadre de cette journée. Il s’agit de Marcello Marcello de Denis Rabaglia, Luftbusiness de Dominique de Rivaz et le court métrage d’animation Retouches signé Georges Schwizgebel.
Au total, le festival de Locarno projette cette année plus de 40 films suisses récents, dont une dizaine de longs métrages.
La Suisse compte de nombreuses maisons de production (73 en 2007).
Elles sont au centre de la machine cinématographique, déposant les demandes de subventions et gérant les investissements.
La plupart sont des petites structures. L’an dernier, 47 d’entre elles ont ainsi produit un projet unique, de la grosse coproduction au petit film documentaire.
En 2007 toujours, seule sept maisons de production ont perçu de l’Office fédéral de la culture (OFC) un montant supérieur à un million de francs pour développer et réaliser un total de 27 projets différents.
Chaque année, l’OFC investit environ 20 millions de francs dans la production de films, dont la moitié est attribuée au cinéma d’art et d’essai
En termes de fréquentation, les films suisses sont vus par près de 720’000 spectateurs par an.
Les meilleurs scores sont réalisés par les films grand public et les documentaries. Les films d’art et d’essai, qui représentent 60% des fictions, obtiennent en moyenne 5000 entrées.
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