Le désert marocain, sang et émancipation
«Mirages», c’est le titre du film que le jeune cinéaste Talal Selhami a présenté dans le cadre de la compétition internationale du Festival du film fantastique de Neuchâtel. Un premier film qui ne lésine pas sur la violence, mais que sous-tend une vraie réflexion sociale.
Saïd est un futur jeune père fatigué de travailler pour un salaire lamentable dans l’un de ces «call-center» que les sociétés européennes décentralisent avec tant de zèle. Vous croyez parler à Jean-Pierre, et c’est en fait Aziz de Casablanca, ou Boubacar, de Dakar, qui vous répond…
Saïd va donc postuler pour un job de cadre à la «Matsuika Corp.» – tiens, un nom japonais. Et se retrouver dans une camionnette, avec ses rivaux, Samir, Jamal et Aïcham, et une rivale, Assia, pour participer au test de 24 heures qui les départagera. Non sans que le responsable des ressources humaines leur ait préalablement souhaité «bonne chance» avec le mélange d’arrogance et de paternalisme qui caractérise les managements d’aujourd’hui.
Choc. Obscurité. Puis lumière éblouissante. Lorsque les cinq candidats parviennent à sortir de la camionnette après en avoir défoncé la porte, ils se retrouvent seuls en plein désert sud-marocain. Véritable accident? Plus vraisemblablement le début de l’épreuve. Qui durera largement plus que 24 heures, et aura donc le loisir de glisser du test visant à jauger les candidats – persévérance, ambition, confiance, fiabilité, bien sûr – à la véritable horreur. Car les candidats vont péter les plombs. Entre les tensions caractéristiques de tout groupe, les angoisses personnelles de chacun et le soleil de plomb, le cocktail sera détonnant.
Schizophrénie nationale
Avec talent et intelligence, Talal Selhami signe un long métrage qui parvient à naviguer entre film de genre, drame psychologique et social, sur un scénario qu’il cosigne avec Christophe Mordellet. «Je voulais un film qui parlerait du Maroc, et pas simplement une version de Halloween qui se déroulerait au Maroc», explique le réalisateur, passionné de cinéma fantastique.
La lutte à l’embauche, la cruauté de la sélection professionnelle, ne sont pourtant pas exclusives au Maroc. Au-delà du décor, en quoi Mirages parle-t-il donc spécifiquement du Royaume chérifien?
«A travers les cinq personnages. Il y a des problématiques liées à la culture arabo-musulmane. Le personnage féminin par exemple, Assia, a fait le choix de s’émanciper, mais en devant pour cela faire le sacrifice de sa famille. Dans ces pays-là, on fait des enfants pour qu’ensuite ils s’occupent des parents. Ce qui ne colle pas du tout à l’esprit actuel, à la télévision, à Internet – sachant qu’on regarde les mêmes choses au Maroc qu’à Neuchâtel. Le Maroc est un pays profondément schizophrène, parce qu’il est tiraillé entre ses traditions et une mondialisation dont il ne peut pas se passer. Cela crée forcément des chocs, individuels et politiques. C’est pour cela que certains vont aujourd’hui se cacher dans la religion, par exemple.»
Les personnages principaux du film seraient-ils donc des sortes d’archétypes? «Oui. Cinq personnages qu’il fallait présenter assez rapidement, puis partir de ces stéréotypes pour prendre la main du spectateur. Et une fois sa confiance gagnée, pouvoir jouer avec ses émotions en rendant les personnages ambivalents. Qu’ils ne soient pas tout noirs ou tout blancs», répond Talal Selhami.
Autre caractéristique du film: aucun cliché sur le Maroc traditionnel, qui existe pourtant toujours bel et bien. Pas de femme voilée, ni de pauvre village perché sur les contreforts de l’Atlas. Tous les personnages sont issus d’un Maroc résolument urbain.
«Ce sont des personnages qui aspirent à un poste de cadre, dit le réalisateur. Il n’y avait donc pas de raison de montrer l’image traditionnelle du Maroc, qui moi, en tant que spectateur, me fatigue. Cette image des pays arabes va continuer à être véhiculée par d’autres films, le cinéma américain en particulier ne s’en prive pas. L’idée était vraiment de montrer autre chose, parce qu’il y a toute une jeunesse qui comme moi en a marre de cette image-là.»
«Les ‘Jamal’ vont être très emmerdés»
Dans l’évolution du récit, celui qui fait basculer le film du drame social à l’horreur n’est pas le personnage central, Saïd, mais un autre candidat, Jamal, toxicomane égocentrique décrit comme un «fils à papa». Au vu de l’importance narrative du personnage, on imagine que ce n’est pas un hasard.
«J’ai vécu dix ans au Maroc, à Casablanca, dans un milieu un peu bourgeois – je fréquentais le lycée français – et je voyais une société qui vivait dans une bulle au sein d’un pays. A tel point que certains ignoraient les vraies douleurs du pays. Pour moi, Jamal, c’est le personnage qui a peut-être les moyens, notamment financiers, et les possibilités de changer les choses, mais qui fait les mauvais choix parce que l’argent lui a fait perdre ses valeurs. Il est prêt à écraser les autres pour exister dans cette société. Pour moi, c’est le personnage qui peut mener le pays droit au mur s’il ne retrouve pas des valeurs humaines», analyse Talal Selhami.
Les «printemps arabes» de manière générale et celui du Maroc en particulier iraient donc à l’encontre des «Jamal»?
«Oui. Je crois que les ‘Jamal’ vont être très emmerdés. C’est ça le problème: les Jamal contre le peuple. C’est la source du conflit dans tous ces pays-là. Et même en Europe: on y trouve aussi des Jamal», répond le réalisateur.
Le 1er juillet dernier, à l’occasion d’un référendum, le peuple marocain a voté à 98% en faveur des modifications de la Constitution proposées par le roi. Quel regard le fils de Mohamed Selhami, directeur et rédacteur en chef du journal Maroc Hebdo International, porte-t-il sur l’événement?
«C’est une bonne chose qu’il y ait eu une prise de conscience, même tardive. Hassan II nous a quittés il y a à peu près dix ans, les choses ne pouvaient pas changer du jour au lendemain. Cela prend du temps, mais il faut qu’il y ait une volonté derrière pour que les choses s’accélèrent. Moi, ce qui me fait très peur, c’est la corruption. Et les privilèges. C’est ça qui fait mal au cœur: il y a des gens qui ont envie de sortir de leur carcan et qui ne le peuvent pas. Mon père est sorti de son carcan, mais il a dû s’en donner les moyens, et quitter le pays. L’accent doit être mis sur la corruption avant tout, qui est vraiment le cancer du pays».
Paris. Marocain d’origine, Talal Selhami est né à Neuilly-sur-Seine en 1982.
Formation. Passionné de cinéma depuis tout petit, il choisit le cinéma à l’université, mais ne passe par aucune école de cinéma à proprement parler.
Courts et long. Il a réalisé plusieurs courts-métrages dont le quatrième, Sinistra, a été projeté dans de nombreux festivals et a remporté plusieurs prix. Mirages est son premier long métrage.
A venir. Le projet The Carnival of Illusions, une coproduction horrifique franco-hispanique, est pour le moment suspendu. Mais Talal Selhami travaille à un film d’aventure intitulé L’Oasis.
Budget modeste. 100.000 euros pour tourner un film… A l’origine du film, une proposition de la télévision marocaine, en coproduction avec Ali n’ Productions.
Tournage. Après l’écriture du scénario avec Christophe Mordellet, Talal Selhami a tourné son film en 2009 à Casablanca et surtout dans la région de Ouarzazate.
Première. La Première du film a eu lieu dans le cadre du Festival de Marrakech 2010.
Distribution.Mirages sortira au Maroc en septembre. La distribution dans d’autres pays est en cours de discussion.
Dates. Le festival se tient du 1er au 9 juillet.
Chiffres. Au menu, 136 projections publiques pour 80 longs métrages et 50 courts produits par 19 pays différents, ainsi que 25 rencontres et conférences.
Nouveautés. Si les projections en plein air disparaissent pour raison économique, la manifestation aura durée plus longue (9 jours au lieu de 7), une salle supplémentaire (le Temple du Bas), et deux nouveaux programmes: Films of The Third Kind (films plutôt grand public entre fantastique et thriller) et Ultra Movies (films particulièrement extrêmes).
Compétition internationale. En 12 titres issus de 10 pays, un tour d’horizon de la production fantastique actuelle. A noter le retour en force du cinéma de genre américain et pour la première fois au programme, un film colombien et un autre portoricain.
New Cinema from Asia. En 8 films, le reflet des spécificités du cinéma populaire asiatique, avec des films d’auteurs confirmés (Japon, Corée, Thaïlande) et des raretés (Mongolie, Malaisie).
Courts. Le NIFFF propose deux compétitions de courts métrages, suisses et européens.
Rétrospectives.Just a Film! (consacrée au cinéma gore en 29 films) et From Russia with Screams (l’angoisse version russe en 5 films, une série TV et un programme de courts métrages).
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