«Le droit pénal ne peut pas châtier l’esprit»
Dieudonné n’aura probablement pas à engager de bras de fer judiciaire en Suisse pour s’y produire. La ville de Nyon, près de Genève, n’entend pas interdire le spectacle de l’humoriste accusé d’antisémitisme, prévu début février. La jurisprudence suisse lui est favorable.
Pour Marc Bonnant, célèbre avocat genevois, par ailleurs fin connaisseur des arts de la scène, les propos et réactions racistes de Dieudonné sur Internet ou ailleurs sont objectivement inadmissibles.
Mais peut-on pour autant interdire, comme l’a demandé le ministre français de l’Intérieur Manuel Valls, le nouveau spectacle du comique intitulé Le Mur, alors que l’on n’en connaît pas la teneur? Pour l’homme de loi genevois, c’est la notion même de liberté d’expression qui est à considérer ici.
«On dit de ce spectacle qu’il est nocif non sur la base d’un constat mais d’une crainte ou d’une rumeur, précise l’avocat. L’interdire revient donc à sanctionner une pensée que l’on suppose noire. Or le droit pénal ne peut pas châtier l’esprit. Il est là pour punir des actes. En Suisse, comme dans d’autre pays européens, nous avons des textes qui condamnent le racisme. La procédure pénale existe donc. Mais elle s’applique après la commission d’un délit.»
A l’issue d’une journée rythmée par les procédures judiciaires, le Conseil d’Etat, plus haute instance judiciaire française, a finalement donné raison au gouvernement en décidant d’interdire le spectacle de Dieudonné, prévu jeudi 9 janvier à Nantes.
Dieudonné avait eu gain de cause un peu plus tôt dans la journée devant le tribunal administratif de Nantes. Ce dernier avait cassé une décision de la préfecture qui interdisait la tenue d’un spectacle de l’humoriste controversé le soir même dans cette ville, première étape d’une tournée en France.
La préfecture avait agi sur instruction du gouvernement, en raison des propos antisémites tenus par son auteur. Même si les saillies antisémites et racistes de Dieudonné ont été très largement condamnées dans la classe politique et les médias, l’ «interdiction préalable» de ses spectacles, assimilée par certains à une «censure», a suscité débat et malaise en France, y compris au sein des associations antiracistes et de la majorité de gauche.
Dans le passé, une quinzaine de municipalités françaises ont tenté d’interdire ses spectacles mais la justice administrative leur avait toujours donné tort, au nom de la liberté d’expression.
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Source: AFP
Ne pas se substituer à la justice
A Nyon, petite ville vaudoise de 20’000 habitants, Le Mur sera joué du 3 au 5 février à la salle communale de Marens. Olivier Mayor, en charge de la Culture à Nyon, avoue n’avoir pas l’intention d’interdire le spectacle.
«Pour trois raisons, explique-t-il. D’abord parce que cela reviendrait à victimiser Dieudonné et à lui faire du coup une jolie publicité. Ensuite, parce que je n’ai pas à me mêler des contrats qui autorisent des festivals, des associations ou des producteurs indépendants à louer la salle de Marens. Enfin, parce que je ne veux pas me substituer à la justice suisse, qui a déjà tranché au sujet de Dieudonné.» Il faut rappeler ici que le Tribunal fédéral désavouait, en 2009, la Ville de Genève pour avoir refusé à l’humoriste français la location de la salle de l’Alhambra.
En clair, l’instance fédérale avait interdit d’interdire, accordant ainsi la primauté à la liberté d’expression. «Mais pour autant, la Ville ne s’était pas fait intimider, affirme aujourd’hui Patrice Mugny, ancien responsable de la culture à Genève. Quitte à écoper d’une grosse amende, nous nous étions promis à l’époque de ne plus jamais accueillir Dieudonné dans notre ville. Surtout après ce qui s’était passé en 2004.»
Quand Dieudonné s’excusait
En 2004, Dieudonné était également accusé d’antisémitisme pour ses propos tenus dans la presse française. Genève, qui devait alors accueillir son one-man-show Le divorce de Patrick, se demandait s’il ne fallait pas retirer le spectacle de l’affiche. La Ville a fini par l’autoriser après des excuses faites par le comédien à la communauté juive.
«Ses excuses n’ont servi à rien car Dieudonné a recommencé par la suite, relève Patrice Mugny. Ce qui se passe aujourd’hui me prouve que c’est un éternel débat qui relance à chaque fois la question de la liberté d’expression. Je n’ai aucune sympathie pour ce comédien, mais on ne peut tout de même pas casser la figure à tous les provocateurs de la terre. De toute manière, il y en aura toujours qui renaîtront de leurs cendres.»
La grande agitation que provoque Le Mur en France traduit, selon Marc Bonnant, les faiblesses actuelles du gouvernement. Critique, l’avocat affirme: «Les autorités françaises procèdent à la fois d’une hauteur de vue et d’une nécessité politicienne. Elles ont aujourd’hui les ressources de l’indignation morale, mais elles ne possèdent pas l’énergie et les moyens du politique. L’ampleur que prend ce phénomène va bien au-delà de la nécessité de respecter les valeurs républicaines. Au fond, le comédien constitue un élément de ralliement d’un gouvernement aux abois qui sait que tant qu’il parle de Dieudonné, il évite d’aborder les vrais problèmes.»
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Une démocratie apaisée
La Suisse et la France: deux pays, deux conceptions différentes de la liberté. La France qui observe la liberté scrupuleusement «se flatte de l’avoir inventée, lâche Me Bonnant. Mais elle en a une pratique très tempérée. Peut-être a-t-elle quelque chose à se faire pardonner que l’on peut expliquer par son passé politique.»
«Non seulement elle n’en finit pas d’expier sa mauvaise conscience, poursuit-il, mais elle donne des gages de repentir. D’abord en tenant des propos réconfortants à l’égard des êtres que l’Histoire a pu blesser. Ensuite en restant dans le discours moral qui consiste à énoncer le bien pour maintenir à distance le mal que l’on pense avoir fait.»
«La Suisse, elle, n’a pas inventé les droits de l’homme, estime-t-il. Elle a même des taches noires dans son Histoire. Son attitude vis-à-vis du IIIe Reich fut loin d’être exemplaire. Mais la Suisse est aujourd’hui une démocratie apaisée et équilibrée. Ses hommes et femmes politiques ne sont pas en quête perpétuelle et affolée de l’électorat. Sa liberté est là, dans cet apaisement.»
De son vrai nom Dieudonné M’Bala M’Bala, né en France en 1966, de mère française et de père camerounais.
Humoriste et militant, il a basculé il y a dix ans dans un univers où se côtoient négationnistes et extrémistes.
Il avait pourtant entamé sa carrière avec Elie Semoun, un humoriste d’origine juive. Dans les années 90, le duo avait connu un rapide succès.
Dieudonné situe son «déclic» en 1995 après le meurtre d’un Français d’origine comorienne par des militants d’extrême droite. En 1997, il se présente à une élection législative face au Front national (extrême droite) et recueille 7,74%. Il veut même se présenter à la présidentielle de 2002, mais renonce finalement faute de parrainages.
Entre-temps, des propos dans la presse choquent : en 2002, il dit des «Juifs» qu’ils forment «une secte, une escroquerie», de Ben Laden qu’il «inspire le respect».
Il cultive des amitiés particulières: avec le négationniste Robert Faurisson, l’essayiste d’extrême droite Alain Soral, le Vénézuélien «Carlos» condamné à la perpétuité pour des attentats à Paris, ou encore l’ancien chef d’État iranien Mahmoud Ahmadinejad (Téhéran a cofinancé son film, L’antisémite).
Le fondateur du Front national Jean-Marie Le Pen devient en 2008 le parrain de son troisième enfant, et, l’année suivante, Dieudonné conduit une liste antisioniste aux élections européennes.
C’est à cette occasion qu’il inaugure la «quenelle», un geste vu par certains comme un geste de dénonciation du système, par d’autres comme un salut nazi inversé.
Source: AFP
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