Les 100 ans d’Erni «l’artiste du bonheur et du malheur»
Hans Erni fait partie de ces gens si connus qu'ils n'ont plus besoin de prénom. Né le 21 février 1909, le Lucernois a investi le 20e siècle comme artiste polymorphe et engagé. Il l'est toujours, selon le spécialiste Jean-Charles Giroud. Interview.
Parmi les nombreux événements marquant le 100e anniversaire de cet artiste fécond (peintre, graveur, sculpteur, illustrateur, entre autres) et très engagé dans l’espace public, une rétrospective se tient jusqu’à la fin du mois à la Fondation Pierre Gianadda.
A Martigny toujours, affiches et livres sont exposés au Manoir, à l’instigation de Jean-Charles Giroud, directeur de la Bibliothèque de Genève et spécialiste de l’art de l’affiche, notamment de Erni, sur lequel il a écrit plusieurs livres.
swissinfo: Vous êtes un spécialiste de Hans Erni et vous le connaissez bien. Quelles sont, selon vous, ses principales qualités d’homme et d’artiste ?
Jean-Charles Giroud: Son sens de l’amitié. C’est un homme de contact, qui aime les gens, qui aime discuter, qui aime la confrontation et la découverte de quelque chose de nouveau. Ça, ça serait pour l’être humain.
Pour l’artiste, son incroyable discipline personnelle, servie par une santé exceptionnelle qui lui permet d’être exigeant, au point que c’en est une leçon de vie.
Il travaille encore et il nage tous les jours. Il ne s’écoute pas et je crois pourtant qu’il commence quand même à être atteint dans sa santé, mais il n’en parle jamais. Quand on va le voir, on refait le monde, mais on le refait en mieux, cela va de soi, il est si optimiste !!! (il rit)
swissinfo: Certains lui reprochent d’être devenu une sorte d’icône officielle…
J.-C.G.: …si on dit cela c’est qu’on le connaît mal et qu’on a une vision déformée par des préjugés qui ont la peau dure. Dans les années 1930, il était à la pointe de l’avant-garde. C’était un artiste de l’abstraction, avec toutes sortes de nuances, qui a travaillé à Paris avec les plus grands (Braque, Miro, Kalder, Picasso…). Il les a même amenés en Suisse en y organisant, en 1936 à Lucerne, la première exposition d’art contemporain.
En même temps, il était très à gauche et, à la fin des années 30, il a décidé de changer radicalement son approche et il a opté pour la figuration, afin de rendre plus accessibles ses visions sociales et esthétiques.
Il a donc pris le chemin d’un artiste engagé, comme beaucoup d’artistes à l’époque. Pour cela, il était servi par son don extraordinaire pour le dessin qui fait sans doute de lui l’un des plus grands dessinateurs de sa génération. Il travaille vite et a toujours une énorme capacité de travail.
swissinfo: Mais on l’a beaucoup vu. Est-il victime de son succès ?
J.-C. G.: Effectivement, on l’a beaucoup vu, mais Picasso aussi, et Tinguely aussi. Pour ce dernier, la fête s’est arrêtée tôt, en 1991, tandis que Hans Erni, lui, a une très longue carrière. Mais on ne peut tout de même pas lui reprocher de vivre longtemps !
Quand un artiste a la chance d’avoir son public, un langage pictural reconnaissable entre mille, on ne peut pas lui reprocher de trop s’exprimer ou d’utiliser des médias qui ont une forte diffusion. Je trouve ça un peu injuste mais lui, il s’en fiche, ce qu’il veut c’est peindre, dessiner, faire ce qu’il aime.
swissinfo: Peut-être est-ce le fait que Erni a fait énormément d’affiches qui donne cette impression d’omniprésence…
J.-C. G.: Oui, c’est vrai, mais ce sont les gens qui sont allés lui demander des affiches, ce n’est pas lui qui est allé leur en proposer.
Cela dit, je trouve ce reproche difficile, car c’est un homme qui a réellement investi l’affiche, ce monde impitoyable, cette dictature qui utilise les gens, alors que lui, il a utilisé l’affiche pour faire éclater son art.
C’est qu’il a un grand talent pour transmettre un message. De plus, il cherche à marquer l’espace public. S’il adore faire des timbre-poste, c’est parce que cela lui permet d’envoyer une œuvre aux quatre coins du monde ! Du reste on lui a commandé un nouveau projet pour le bâtiment de l’ONU à Genève et il adore ce genre de travail.
swissinfo: Erni a été communiste, il a même été en URSS, cela ne l’a pas vraiment aidé à s’imposer en Suisse…
J.-C.G.: Evidemment il a beaucoup déplu dans les milieux conservateurs et sa carrière en a été troublée, mais pas lui-même.
Dans les années 40, 50, il a poursuivi une œuvre publique engagée et, en même temps, un travail sur des thèmes quasi éternels: le corps, la femme, la mère, la beauté, la nature. Des fondements qui se résument au plus simple: l’amour. De même pour son engagement social et pacifiste, pour lequel il se bat toujours, tout ça reste sous le grand chapeau de l’amour.
Il a donc plusieurs carrières: c’est un artiste du bonheur mais aussi du malheur. Tout un pan de son œuvre dénonce la haine, la violence, la guerre dans des œuvres terribles, marquantes, puissantes.
Erni est aussi attiré par la connaissance, par la technique, par la maîtrise de l’homme sur les éléments mais, en même temps, il est horrifié par ce qu’on peut en faire. Il y a toujours ces deux pendants du bonheur et du malheur qui s’équilibrent en lui.
swissinfo: Hans Erni est donc unique, à vous entendre ?
J.-C.G.: Oui, par sa vitalité exceptionnelle que nous fêtons aujourd’hui !!! Cette vitalité l’amène à poser toujours de nouvelles questions, à les transformer en œuvre et à se situer lui-même. Il suit l’actualité d’un regard perçant et il a le vertige devant le monde actuel qui va vers ce qu’il déteste le plus: les préjugés, l’intolérance, l’extrémisme religieux. Tout ça provoque des angoisses qu’il transforme en permanence en dessins et ça, ça le maintient.
Mais globalement, même si cette confiance peut être assez secouée, il a confiance en l’homme. C’est un grand optimiste !
Interview swissinfo: Isabelle Eichenberger
Né le 21 février 1909 dans une famille de huit enfants à Lucerne, il suit une formation de topographe puis de dessinateur en bâtiment.
1927: il rejoint l’école d’art de Lucerne et, en 1928, il étudie un an à l’Académie Julian puis part pour Berlin et d’autres villes d’Europe. Influencé par le cubisme, il rencontre Kandinsky, Mondrian, Braque et Picasso.
Années 1930: il découvre les mouvements abstraits à Londres, où il rencontre Moore, Nicholson, Hepworth et les émigrés allemands du Bauhaus.
1939: il devient célèbre par la fresque murale de l’Exposition nationale suisse à Zurich. Il change complètement et se met au figuratif.
Il réalise des fresques, des sculptures, des céramiques, de nombreux timbres et affiches et reçoit de nombreux prix, dont la Médaille de la paix de l’ONU en 1983.
1979: ouverture du Musée Erni à Lucerne.
Il est célèbre pour son style unique, avec des contours marqués d’un trait blanc, des personnages charnus et des animaux. La science, l’histoire et la mythologie sont des thèmes récurrents, ses peintures mettent en scène le contraste entre l’Antiquité, le monde contemporain et les civilisations.
Hans Erni – 100e anniversaire, rétrospective à la Fondation Pierre Gianadda à Martigny, du 28 novembre 2008 au 1er mars 2009.
Exposition d’une centaine d’affiches et livres au Manoir de Martigny, du 28 novembre 2008 au 1er mars 2009.
Une cérémonie est organisée samedi à Lucerne, ville natale de l’artiste.
Deux timbres-poste doivent également être publiés le 21 février 2009.
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