Les Guerres de Martial Leiter
Le sombre et brillant Martial Leiter est doublement mis en vedette à Neuchâtel, à travers une double exposition au Musée d'art et d'histoire et au Centre Dürrenmatt. Visite guidée à travers le regard d'un complice de longue date, l'ancien éditeur Rolf Kesselring.
Mon histoire avec Martial Leiter a commencé comme une célèbre série télévisée des années soixante…
C’était par un soir d’hiver, à Fleurier, dans le Jura neuchâtelois. Un homme cherchait sa route dans la neige. Il avait faim, il avait soif. L’homme s’arrêta devant un endroit dont l’enseigne lui permettait de penser qu’il pourrait manger et boire.
La salle était bondée. L’homme dut attendre pour trouver une table et qu’on le serve. Il ne regretta jamais cette attente. Sur la nappe en papier qui recouvrait, aves les restes des agapes précédentes, le plateau, il découvrit des petits dessins apparemment anodins, gribouillés à la hâte, ceux que l’on appelle dans le jargon des «crobards».
L’homme se mit en quête de celui dont les traits anodin avaient attiré son œil. Notre voyageur eut bien du mal à trouver l’artiste en devenir qui se cachait dans ce village enneigé du Val de Travers. C’était il y a longtemps…
Une admiration immense et spontanée
Parler d’un ami et de son travail est une chose difficile. Très difficile… Martial Leiter est un artiste pour lequel j’ai, depuis longtemps, une formidable admiration. J’ai cru à son immense talent avant bien d’autres.
Foin de la fameuse distance enseignée en journalisme… j’éprouve une immense joie à voir que les Neuchâtelois, ses compatriotes, le reconnaissent et lui font honneur.
Il y a quelques jours, en effet, se sont ouvertes deux expositions autour de son œuvre graphique. Ces deux manifestation sont visibles jusqu’au 10 janvier 2010. Et pour tous ceux qui ne pourront se déplacer à cette double exposition, restera le magnifique album, mélangeant dessins de presse et dessins artistiques.
Deux expositions
La première, consacrée aux illustrations et dessins de presse, se situe dans l’incroyable bâtisse du Centre Friedrich Dürrentmatt, réaménagée par Mario Botta, sur les hauts de Neuchâtel. L’autre se trouve au Musée d’art et d’histoire de la même ville. Cette dernière est dédiée, elle, à l’œuvre dite artistique.
Autant le dire tout net, personnellement je ne peux dissocier une production de l’autre. Pour moi les dessins de presse, caustiques, ironiques, effrayants, à la limite d’un pessimisme profond, sont d’une portée planétaire… dans tous les sens de ce terme. Car Martial Leiter, depuis les premiers dessins que j’ai vus, chez lui à Fleurier, m’a montré tout l’affûtage d’un œil qui, sensible et acéré, opérait le monde, notre monde, d’un scalpel chirurgical.
Qu’il ait utilisé les pseudonymes surprenant d’Anatol ou de Gwendoline, avant de (peut-être?) oser griffer de son véritable patronyme ses visions si particulières, il a toujours découpé les évènements qui surviennent au cours de l’histoire chaotique de nos sociétés humaines avec une précision de chirurgien… ou plutôt d’horloger jurassien.
Je me souviens du jour où, chez lui, dans son appartement situé dans cette fellinienne Cité des Bains d’Yverdon, où je l’avais attiré, il m’avait lâché d’une voix assombrie: «Je ne peux dessiner les gens debout. Je ne peux que les montrer en morceaux!» C’était au moment où je découvrais pour la première fois ses dessins dits artistiques. Songeur et un peu amer, il avait ajouté: «Je ne peux même plus les dessiner entiers!»
Etait-ce une prémonition? Sentait-il qu’on allait, quelques décades plus tard, partager l’œuvre en deux parties distinctes? Ne pourrait-on plus à notre époque, considérer dans son ensemble l’œuvre d’un artiste tel que Leiter? Qu’en diraient des Goya ou des Dürer?
L’œuvre au noir
Martial Leiter, fait remarquable, ne peut restituer sa sensibilité que par le noir. Il en a besoin. Est-ce à dire qu’il souffre d’une affection de la vue? Serait-ce son esprit qui ne peut redonner qu’à travers l’encre noire la face souvent obscure de notre vie? En définitive, Martial Leiter serait-il comme un alchimiste cherchant la voie au noir afin de parfaire et de finaliser sa quête? Difficile à dire avec certitude.
Pourtant, par moment, l’utilisation de fonds de soutien aux teintes falotes, insignifiantes, presque anodines, où les déclinaisons de ces nuances grises qui deviennent bleutées à force, pourraient faire penser que la tentation de la couleur est présente. Mais ces touche sont si subtiles, tellement ténues, que là encore rien n’est certain.
La seule chose qui éclaire le spectateur, c’est la netteté de la critique. Dans chaque dessin, chaque illustration, Leiter nous met en face de nous comme un miroir, un réflecteur, sans indulgence, presque brutal. Ce que je peux dire de tout ce travail, c’est qu’à travers cette apparente dureté, Martial Leiter propose, au genre humain, une immense tendresse, un cri fraternel et à la limite du désespoir, le cri d’un homme qui veut attirer l’attention de ses semblables. Il fait penser à un enfant gesticulant pour nous signaler nos erreurs, nos excès, nos crimes.
Si, apparemment, son œuvre est noire, elle demeure pleine d’une espérance. De l’idée d’un monde meilleur ou en tout cas différent. Plus que bien des êtres savants qui tentent de nous montrer les chemins à suivre, il est celui qui nous permet, a contrario et si on sait lire et comprendre son travail, toutes les voies encore possibles dans ce monde de plus en plus dément et brutal.
Courez à Neuchâtel! C’est un conseil d’ami. Visitez les deux expositions qui lui sont consacrées. Pour votre plus grand plaisir, vous n’en reviendrez pas totalement indemnes.
Rolf Kesselring, Neuchâtel, swissinfo.ch
Fleurier. Martial Leiter est né en 1952 à Fleurier, dans le canton de Neuchâtel.
Machines. Après avoir fini l’école obligatoire, il se lance dans un apprentissage de dessinateur en machines, métier qu’il exercera pendant six mois.
17 ans. Sa première exposition a lieu alors qu’il a 17 ans, dans une salle qu’il a louée lui-même.
BD. La même année, il se voit proposer une bande dessinée dans le quotidien ’24 heures’.
Divers. Dessinateur de presse, illustrateur, peintre, Marial Leiter a également donné dans le décor de théâtre et dans la sculpture.
Mylène Farmer. Les 300 sombres qu’il plante en 2004/2005 à Cernier serviront d’inspiration à Mylène Farmer pour le clip de «Fuck them all».
Les expositions: «Guerres», expositions de Martial Leiter au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel et au Centre Dürrenmatt, jusqu’au 10 janvier 2010.
Le livre: «Guerre(s)», recueil de dessins de Martial Leiter, aux Éditions Humus
Le DVD: «Martial Leiter, lumières du noir», un film d’Augustin Oltramare. Un DVD produit par Cerfilms, sera disponible dès la mi-novembre 2009. En vente (actuellement en souscription) à l’adresse e-mail: cerfilms@hotmail.com
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