«Les monuments ne peuvent pas susciter la compassion, les films, si»
La scène cinématographique helvético-kosovare se penche souvent sur les cicatrices psychiques laissées par la guerre du Kosovo. La réalisatrice genevoise Dea Gjinovci montre comment ces films offrent au Kosovo un moyen de dépassement.
La scène cinématographique helvético-kosovare s’intéresse de près aux cicatrices psychiques laissées par la guerre du Kosovo (1998-1999).
La réalisatrice Dea Gjinovci, 30 ans, est née et a grandi en Suisse, à Genève. Même si elle n’a pas vécu elle-même l’oppression serbe et la guerre, le destin de sa famille l’a marquée: «Les traumatismes se transmettent de génération en génération».
Les guerres laissent des traces au-delà d’un accord de paix. Les conséquences sont multiples, non seulement économiques et politiques, mais aussi psychologiques, bien que le sujet soit rarement thématisé.
«L’histoire d’un pays forge ton destin, ton identité», poursuit Dea Gjinovci. À travers son travail de réalisatrice, elle s’intéresse à la guerre du Kosovo et au traumatisme collectif qu’elle a provoqué.
Sa famille a fui vers la Suisse avant le début de la guerre. Son père, Asllan Gjinovci, était étudiant en physique à l’université de Pristina en 1968 lorsqu’il a pris la fuite de manière relativement précipitée. En tant que membre du mouvement qui réclamait l’autonomie du Kosovo vis-à-vis de la Yougoslavie, il a été persécuté politiquement et contraint à l’exil.
Dea Gjinovci a trouvé, par la réalisation de films, un moyen d’aborder les expériences traumatisantes vécues par sa famille. «Par ce biais, je cherche à comprendre la façon dont le passé de mon père a aussi influencé ma vie, et continue de le faire», explique-t-elle.
Son processus personnel possède également une dimension sociale: au Kosovo, de nombreuses personnes ne trouvent pas encore les mots pour exprimer le traumatisme que la guerre leur a fait subir. Les films de la diaspora suisse offrent alors une forme de dépassement, dans le pays même.
Selon Dea Gjinovci, la mémoire collective au Kosovo est marquée par des figures héroïques, avec une certaine glorification de la guerre. La réalisatrice est convaincue que cela crée certes un sentiment d’unité en tant que nation, mais qu’il n’y a pas de place pour une discussion sur le deuil et la douleur. «Les monuments entretiennent le souvenir, mais ils ne peuvent générer de compassion. Les films, si».
Une «nouvelle vague kosovare» au cinéma
Dea Gjinovci fait partie d’une génération de jeunes cinéastes suisses et kosovars dont les créations ont deux points communs: leurs œuvres constituent une forme de traitement artistique de la guerre en tant que traumatisme – et elles ont beaucoup de succès.
Ces dernières années, de jeunes cinéastes helvéticos-kosovars comme Fisnik Maxville, Aulona Selmani et Ilir Hasanaj se sont imposés sur la scène internationale. Dans le secteur, on parle d’une nouvelle vague kosovare. «Une performance impressionnante pour le Kosovo – un pays si petit et dont l’existence n’est toujours pas reconnue par certaines nations», estime Dea Gjinovci.
Il est frappant de constater que ce sont surtout des Kosovars de la diaspora qui se sont distingués dans ce secteur. Selon Dea Gjinovci, cela s’explique notamment par de meilleures conditions de départ – en termes de formation et de financement – dans des pays comme la Suisse, les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Elle ajoute également que les cinéastes kosovars de la diaspora sont «d’une certaine manière» davantage confrontés aux questions d’identité.
Sur les traces de l’exil paternel
Son premier film, Sans le Kosovo, sorti en 2017, traite de l’histoire de son père Asllan, notamment son parcours d’exil éprouvant. Pour ce documentaire, Dea Gjinovci a entrepris, avec son père, un voyage le long de son itinéraire de fuite de trois ans, qui l’a finalement mené en Suisse via la Croatie et l’Italie.
Depuis un camp d’asile italien, ils retournent ensemble au Kosovo, lieu de naissance d’Asllan Gjinovci. «Pour moi, sa fille, le Kosovo était comme une partie de mon identité restée inconnue, surtout marquée par les informations des années 1990 sur la guerre», explique la réalisatrice. La production du documentaire a donc été une quête personnelle, non seulement pour son père, mais aussi pour elle.
Avec sa première production, Dea Gjinovci a remporté le prix du «Meilleur film national» au Dokufest Prizren, un festival de cinéma kosovar d’envergure internationale.
«La puissance de l’empathie»
Blerta Basholli, une autre cinéaste originaire du Kosovo, établie aux États-Unis, a signé le long métrage le plus important de la «nouvelle vague kosovare» à ce jour. Hive est basé sur des faits réels et raconte l’histoire de Fahrije, dont le mari disparaît pendant la guerre du Kosovo en 1999. Le deuil, mais aussi les problèmes d’argent qui font suite à cette perte, pèsent lourdement sur elle et son entourage. Fahrije crée alors une petite entreprise pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille – ce qui lui vaut l’ostracisme de son village, marqué par la tradition et le patriarcat.
Hive a réussi ce qu’aucun film kosovar n’avait fait avant lui: être shortlisté aux Oscars. Mais ce qui a été beaucoup plus important, c’est le retentissement qu’il a eu auprès des habitantes et habitants du Kosovo. «Hive a eu un grand impact culturel», commente Dea Gjinovci. Au Kosovo, de tels films rencontrent un écho particulier. Les gens l’accueillent comme une forme de reconnaissance de leur souffrance. Ils et elles ont le sentiment d’être vus, explique Dea Gjinovci.
Les Kosovars et Kosovares qui se sont reconnus dans l’histoire ne sont pas les seuls à avoir vu le film, loin de là. Hive a atteint un large public international. «Tous ceux qui ont vu le film ne peuvent pas ressentir ce que les gens ont vécu après la guerre. Mais ils peuvent éprouver de la compassion. Cette empathie qui en résulte est quelque chose de très puissant», poursuit Dea Gjinovci.
En Suisse, où la diaspora albanaise du Kosovo compte environ 250’000 personnes, des films comme Hive offrent la possibilité aux personnes extérieures qui connaissent des Kosovares et Kosovars d’en savoir plus sur leur histoire. «Il s’agit pour moi de reconnaître mes propres origines, mais aussi de façonner de manière autonome le récit qui entoure les Albanaises et les Albanais en Suisse», explique Dea Gjinovci. Les films sur le Kosovo et la guerre qui y a fait rage suscitent un grand intérêt dans la société suisse. En témoigne par exemple le festival du film suisse Kino Kosova, qui attire de nombreuses personnes sans lien direct avec le pays.
Réveil sur Mars: des traumatismes sur plusieurs générations
Le fait que le travail collectif sur la répression serbe, la guerre et l’exil ne se fasse que progressivement n’étonne pas Dea Gjinovci. «Il faut beaucoup de temps pour que les personnes traumatisées soient en mesure d’articuler ce qui leur est arrivé», analyse-t-elle. Pour son documentaire Réveil sur Mars, elle s’est intéressée de près à la manière dont les traumatismes se manifestent au fil des générations.
Dans ce film, Dea Gjinovci dresse le portrait de la famille Demiri, qui s’est réfugiée en Suède après la guerre en raison des persécutions subies par les minorités. Les deux filles adolescentes souffrent du syndrome de la résignation. Gravement traumatisées par leur fuite, elles sont tombées dans une sorte de coma il y a trois ans. La réalisatrice a suivi la famille pendant plusieurs mois et montre comment les parents et les frères essaient de ne pas perdre espoir et de voir leur nouvelle patrie comme une chance.
C’est un film sur la fuite, le traumatisme, une pratique violente de l’asile. Malgré tout, ce n’est pas un film politique, mais psychologique. «Je voulais me détacher de la politique et revenir plutôt à l’essence et aux valeurs de notre société», déclarait Dea Gjinovci dans une interview il y a deux ans. «Le traitement culturel, avec des films par exemple, est, d’une certaine manière, plus puissant que la politique», commente-t-elle aujourd’hui, précisant que selon elle, la politique laisse les gens seuls avec leur douleur.
Relu et vérifié par Benjamin von Wyl, traduit de l’allemand par Lucie Donzé
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