«Les Russes méritent mieux que des clichés»
Quelles nouvelles de Russie depuis la «perestroïka» et la «glasnost»? Le Festival de films de Fribourg (FIFF) dresse un état des lieux via un panorama d’une vingtaine de films et de documentaires. De quoi en être sûr, ce pays n’a pas fini de régler ses comptes avec son histoire tourmentée.
Les tsars, Staline, Brejnev, Poutine. D’une révolution à l’autre, l’ex-empire soviétique devenu capitaliste a souvent affiché à sa tête un pouvoir brutal. Comment, dans ces conditions, faire du cinéma indépendant, tourner des films d’auteur, ou, plus difficile peut-être, des documentaires ?
Les réalisateurs russes y sont toujours parvenus. C’est ce qu’illustre le panorama consacré cette année par le FIFF à la Russie. Intitulée «Je me balade dans Moscou», cette sélection offre en fait l’occasion d’une balade dans les contrées immenses du plus vaste Etat de la planète et surtout d’une plongée dans son histoire tumultueuse.
«On avait envie de montrer des films réalisés par des cinéastes dont la plupart sont peu connus en Europe, mais qui font un travail de qualité. C’est vrai, la Russie n’a pas une bonne image. On pense Poutine, KGB, mafia, guerre en Tchétchénie. Mais il y a surtout des gens qui vivent en Russie. Ils méritent mieux que des clichés», explique Maryline Fellous, programmatrice du panorama et historienne du cinéma.
Passage au capitalisme
C’est que les Russes ont vécu et vivent aujourd’hui encore «de grands bouleversements, de grands traumatismes, un grand soulagement, de grands regrets», comme elle le résume. Pas étonnant donc que le reflet cinématographique de leurs états d’âme projeté à Fribourg soit empreint d’une certaine gravité.
Pas étonnant non plus que cela ne soit pas forcément ces films-là qui cartonnent au box-office en Russie. Selon Maryline Fellous, le public y ressemble aujourd’hui au public du monde entier. «Autrement dit, pas la peine de programmer la sortie d’un film russe en même temps qu’Avatar, c’est l’échec assuré», souligne-t-elle.
Après s’être rués sur les productions américaines à la chute du régime soviétique, les Russes ont cependant opéré un retour à leur cinéma national. Pour le meilleur ou pour le pire, puisqu’une partie des réalisateurs russes ont alors opté pour le modèle du film hollywoodien, ce qui, estime Maryline Fellous, «n’a pas donné dans l’ensemble de bons résultats.»
Quant aux géants du cinéma soviétique, le passage à un système capitaliste a évidemment laissé des traces. Il a fallu s’habituer à négocier avec des jeunes producteurs souvent peu expérimentés et surtout à s’approprier une liberté d’expression toute neuve. D’où, relève la spécialiste, une perte au niveau artistique.
«Pour arriver à passer la censure, ces réalisateurs avaient l’habitude d’exprimer leur opinion de manière détournée. Cette contrainte les forçait à trouver des moyens qui ajoutaient à la valeur expressive de leur cinéma. Les jeunes par contre ne peuvent même pas imaginer ce que signifie une telle contrainte. Pendant un certain temps, le cinéma russe a donc perdu en intérêt artistique», indique-t-elle.
Les vrais problèmes des Russes
Réalisatrice du «Temps de la moisson», projeté à Fribourg, Marina Razbezhkina pense pour sa part qu’il est vital que le cinéma russe en revienne à des thèmes «horizontaux». Autrement dit qu’«au lieu de l’axe vertical Dieu/Diable si important dans la culture russe, il se mette à s’intéresser à la vraie vie des gens, à leurs problèmes.»
Et ceux-ci ne manquent pas. Le «Temps de la moisson» précisément traite de la pauvreté sur le mode tragi-comique. Marina Razbezhkina y met en scène une jeune kolkhozienne qui a reçu un drapeau rouge en récompense de ses bons résultats de l’année. Commence alors une lutte sans merci contre les souris qui, les greniers de blé vides, s’en prennent à tout ce qu’elles trouvent.
«Les films de ce panorama reflètent les problèmes de la société. La paysannerie est abandonnée. Si dans les grandes villes, il commence à exister une classe moyenne, il y a partout ailleurs une polarisation entre très riches et pauvres. Et puis les Russes ont le sentiment d’avoir perdu leur dignité. A l’époque soviétique, ils savaient qu’ils étaient la 2e puissance mondiale, et cela les aidait moralement. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux soutiennent Poutine car ils ont l’impression qu’il a rendu à la Russie son statut de grande puissance», relève Maryline Fellous.
La Tchétchénie, un tabou
Pour sa part cependant, elle confie craindre le pire venant du pouvoir actuel. En matière de cinéma d’abord. «Les intentions sont connues, on ne veut pas financer des films donnant une image trop négative du pays», relève-t-elle. Et l’historienne d’espérer que la mainmise idéologique ne sera pas trop forte et qu’un cinéma «peut-être pauvre mais libre» pourra subsister.
En matière politique surtout. Ainsi, le documentaire portant sur le combat et l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, qui a fait salle comble à Fribourg, serait pour l’heure impossible à réaliser en Russie. Tournée par une réalisatrice russe vivant aux Pays-Bas, cette œuvre fait écho à d’autres films du panorama qui eux aussi traitent de la Tchétchénie, mais sur le mode de la fiction.
«On y parle uniquement des dégâts sur le psychisme des soldats russes. Nulle part on ne parle d’une guerre. On est dans le déni le plus total sur ce sujet», déplore Maryline Fellous. En présentant le documentaire sur Anna Politkovskaïa, elle a d’ailleurs établi cette comparaison glaçante entre le sort de la journaliste et celui de Soljenitsyne: «A l’époque, on exilait les dissidents. Aujourd’hui, on les assassine.»
Carole Wälti, swissinfo.ch
Le panorama consacré au cinéma russe est une première dans l’histoire du Festival international de films de Fribourg (FIFF).
Il présente une vaste sélection de 19 longs métrages de fiction et de documentaires russes, dont le plus ancien est sorti en 1964 et le plus récent en 2009.
Le panorama porte le nom du film de Gueorgui Danielia, «Je me balade dans Moscou», film phare du renouveau du cinéma soviétique des années 1960. Y joue notamment Nikita Mikhalkov, qui deviendra l’un des réalisateurs russes les plus célèbres.
D’Alexander Sokourov, autre grand nom du cinéma russe, plus connu à l’étranger que dans son pays, le FIFF présente «L’arche russe», un documentaire qui pose une question fondamentale dans le cas de l’ex-Empire soviétique: «Peut-on comprendre la Russie ou faut-il se contenter de l’aimer?»
Le panorama présente également plusieurs films de réalisatrices comme Lydia Bobrova ou Larisa Sadilova, qui, sur le mode comique ou documentaire, témoignent des réalités russes de la fin des années 1990.
La 24e édition du Festival international de Fribourg (FIFF) se tient du 13 au 20 mars.
La compétition comprend cette année 13 films, dont un en première internationale et douze en première suisse.
La Colombie et le Mexique sont représentés par deux longs-métrages en lice. Des films d’Argentine, d’Iran, du Vietnam ou d’Egypte ont également été sélectionnés.
Au total, ce sont plus de 80 films qui seront projetés dans les salles fribourgeoises.
Le prix du FIFF est le «Regard d’Or». Il est doté de 30’000 francs qui vont pour deux tiers au réalisateur et pour un tiers au producteur.
L’an dernier, le «Regard d’Or» a été remporté par Eric Khoo (Singapour) pour «My Magic».
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