Les trésors enfouis du cinéma suisse
Le Festival du film de Locarno, qui s’est achevé le week-end dernier, a aussi été l’occasion de redécouvrir quelques perles du cinéma suisse tombées dans l’oubli. La chronique de Pierre Jendrysiak, critique de cinéma français et chargé de cours en études cinématographiques à l’Université de Lille.
Le cinéma Suisse, s’il est un trésor, est un trésor enfoui. Celui-ci est trop souvent caché, oublié, mésestimé, et même ses plus grands cinéastes (Alain Tanner en tête) sont souvent méconnus des cinéphiles.
Pour cette raison, la Cinémathèque Suisse, collaboratrice de longue date du Festival de Locarno, a proposé cette année de faire redécouvrir deux films récemment restaurés numériquement, présentés dans la section «Histoire(s) du Cinéma» du festival: Repérages (1977) de Michel Soutter, un des membres du fameux «Groupe 5» rassemblant certains des plus grands cinéastes suisses des années 60, et L’Allégement (1983), premier long-métrage de Marcel Schüpbach, cinéaste rare, auteur de trois long-métrages réalisés entre 1983 et 1995.
Ce double programme, intitulé «Cinéma Suisse Redécouvert», est l’occasion de découvrir ou redécouvrir deux films portant avec eux un étrange charme daté.
Ce charme littéraire
Ce charme un peu glacé vient, tout d’abord, d’une certaine influence littéraire, qui apparaît cependant d’une manière très différente dans chacun des deux films. Repérages prend doublement comme base de travail les Trois sœurs de Tchekhov: le récit est à la fois celui d’un cinéaste travaillant sur une adaptation de la pièce, mais au fur et à mesure que le cinéaste se met à pied d’œuvre (d’abord des repérages, donc, puis des répétitions), c’est le récit même du film qui se fond avec le schéma tchekhovien.
L’Allégement, co-écrit avec le réalisateur Yves Yersin, lui aussi membre du Groupe 5, et produit par la RTS, est quant à lui une adaptation d’un récit de Jean-Pierre Monnier, évoquant confusément et poétiquement deux histoires d’amours dans des territoires reculés du Jura, séparées dans le temps mais reliées entre elles par de complexes liens historiques et familiaux.
D’un côté, donc, une influence dramatique, théâtrale; de l’autre, une influence romanesque. D’un côté, la mise en scène mise en boîte autant qu’en abime, le théâtre devenant la métaphore du cinéma autant que le lieu d’une exposition des rapports humains, amoureux surtout – on comprend vite que le metteur en scène, Victor (Jean-Louis Trintignant), produit ce film pour travailler avec son ex-compagne Julie (Delphine Seyrig).
De l’autre, un véritable monde poétique, où les déclarations d’amour les plus lyriques («Tu ne peux rien savoir de moi, au fond de tes yeux il y a le reflet de moi-même») se murmurent au bord des cours d’eau et s’écrivent dans de beaux cahiers.
Le cinéma comme dialogue
Le film de Michel Soutter est, aussi, une pastille très éloquente du cinéma des années 70, illustrant merveilleusement à la fois les impasses et les surprises sublimes ouvertes par les différentes nouvelles vagues européennes.
Repérages est presque le cousin d’un film d’un cinéaste français lui aussi méconnu et redécouvert comme un trésor depuis quelques années, Guy Gilles, et son étrange film de gangsters désœuvrés, Le Jardin qui bascule (1975) – c’est, bien sûr, la présence de Delphine Seyrig qui ramène ce souvenir, mais aussi le monde clos dans lequel se récit s’enferme vite – une maison, un jardin, un texte.
Bien que Repérages soit un des rares films de Soutter ayant disposé d’un budget confortable, c’est dans ses recoins les plus modestes qu’il tire sa beauté – on se demande même s’il n’y a pas, dans la scène où Victor expulse le riche couple bourgeois de leur maison pour entamer les répétitions de son film, une pointe d’ironie de la part de Soutter.
L’Allègement, quant à lui, est moins directement ancré dans son époque, mais son rapport à l’Histoire du Cinéma semble encore plus nostalgique, ou tout du moins rétrospectif: par son noir et blanc sépulcral (très bien souligné par la belle restauration numérique de la Cinémathèque Suisse), sa rigidité esthétique, son rythme jouant sur le contretemps, il évoque l’idée même de ce cinéma européen moderne.
Hors du temps
Pour le dire clairement, bien qu’ayant été réalisé au début des années 80, le film pourrait aussi bien dater des années 50, 60, 70. Il est hors de son temps, flottant, rigide (d’une rigidité qui évoque, surtout, sans jamais l’atteindre, le cinéma de Robert Bresson; d’une qualité littéraire de la parole qui évoque, aussi, les films de Resnais ou encore de Robbe-Grillet).
Le film de Marcel Schüpbach est, justement, un film qui ne fait que chercher à s’alléger, à se défaire de tout superflu, ne conservant que les pics grandioses de ses histoires d’amour, des gestes isolés, des images vite cachées (un des gestes récurrents du film est le suivant: décrocher ou retourner des cadres).
Ce qui différencie le plus les films, cependant, ce sont leurs tons respectifs. L’Allègement est un film sinistre, triste, plein de ressentiment et de regrets, où aucun humour ne transparaît, là où Repérages est un film capable de légèreté autant que de tragédie, enchainant les ruptures de ton particulièrement surprenante.
La plus belle est l’apparition de ce «comédien de théâtre, cinéma et télévision» interprété par Roger Jendly, l’inoubliable agriculteur-éthologue de Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 d’Alain Tanner (également projeté dans la section Histoire(s) du Cinéma du festival), se rendant auprès de Victor et de ses trois actrices en se proposant pour interpréter le rôle de Tcheboutykine.
Face aux hésitations du metteur en scène, il leur propose d’interpréter pour eux la mort de Tchekhov, ce qu’il fait si merveilleusement qu’il en vient à réellement mourir devant leurs yeux. Une telle scène, qui passe du comique à l’absurde en passant par la gêne et un certain tragique, est impensable dans le film univoque, froid, onirique mais cauchemardesque, poétique mais élégiaque, qu’est L’Allègement – un film englué dans un certain romantisme noir, alors que Repérages est plutôt illuminé par ce que l’on pourrait appeler un romantisme blanc.
La poésie de ces deux films vient, il faut bien le reconnaître, main dans la main avec un certain kitsch. Ces films redécouverts ressemblent à des capsules temporelles, voire à des pastiches d’une certaine idée du cinéma européen de leur époque, un cinéma presque désuet.
C’est, au fond, un cinéma secondaire qui nous a été donné à voir à Locarno; deux noms tirés d’une «B-List», comme on dit en anglais, du cinéma moderne (on pourrait préciser: européen, francophone). Mais c’est précisément tout l’intérêt d’une telle programmation.
Sans en surestimer l’importance, nous pouvons dire qu’elle permet de placer, sur une carte du ciel, quelques étoiles – pas celles qui brillent le plus fort, mais des étoiles tout de même, qui appartiennent à une certaine constellation de l’Histoire du Cinéma. On espère en découvrir encore d’autres, probablement tout aussi surprenantes, à la prochaine édition du Festival de Locarno.
Texte relu et vérifié par Samuel Jaberg.
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