Libertés, Liberté!
En Romandie, les dessinateurs de presse de talent ne manquent pas. C'est sur la «relève» que l'écrivain et ancien éditeur Rolf Kesselring a décidé de se pencher.
Cela au moment où la question de la liberté d’expression, notamment dans le cadre du dessin de presse, est particulièrement brûlante…
Par les temps qui courent, prendre la défense des dessinateurs de presse, caricaturistes ou illustrateur est un devoir. Il en va de la liberté d’expression, de la liberté tout court.
Durant le scandale des dessins publiés par ce journal danois, j’ai beaucoup réfléchi en dégustant, amer, l’hystérie orchestrée, puis manipulée, du spectacle qu’on nous offrait.
Le dessin qui a été le plus souvent incriminé pouvait aussi bien se déchiffrer de la manière suivante: les terroristes se cachent (dans le turban) du prophète. Ils utilisent son image et ses écrits pour arriver à leurs fins haineuses et assassines.
Du coup ne voulant pas ajouter à l’émotion ambiante, je me suis plutôt demandé si la relève était assurée du côté des dessinateurs helvétiques. Je voulais savoir s’ils avaient gardé, après toutes ces attaques, la force vive et la folie critique qui sont les moteurs de leur art nécessaire.
Le talent des anciens
Fort heureusement, existent encore, bien que vieillissants, des Leiter bien glacés, des Bürki ironiques, des habiles Barrigue ou des Chapatte acides, sans oublier les curieux Mix et Remix. C’est rassurant. Ils sont fidèles à leurs journaux, qui ne le sont pas moins à leur égard. De ce côté-là, notre presse romande se ressemble encore.
Mais cela fait un bail que tous ces galopins de la plume sévissent et nous divertissent. Cela fait un bail que j’ai publié quelques ouvrages de la plupart d’entre eux… C’était dans un autre temps, une époque différente.
Alors, curiosité d’ancien éditeur toujours passionné, j’ai voulu savoir si de nouveaux dessinateurs apparaissaient dans le paysage médiatique et éditorial suisse romand. Et j’ai découvert des choses intéressantes, rassurantes par les temps qui courent.
L’arrivée des nouveaux
Vincent l’Épée, par exemple, qui se lit dans le «Journal du Jura». Plume classique, humour acerbe, il taille des costards à nos hommes politiques et détaille les évènements courants d’une hache bien aiguisée.
Plus subtil, très décalé au point d’en devenir maniéré, Guillaume Long est un imagier à la limite du surréalisme. C’est d’ailleurs le titre de la collection dans laquelle son dernier ouvrage est paru, à Genève, aux Éditions «La Joie de lire»: un album petit format intitulé «L’imagier de Guillaume».
Dans le même genre, j’ai découvert avec plaisir cet Andreas Kündig qui, aux Éditions FLBLB de Poitiers, nous propose un «Mes Meilleurs Jésus» désopilant, déroutant et souvent surprenant.
Pour la bonne bouche, si j’ose dire, il faut que je signale Isabelle Pralong, singulière illustratrice. Trait minimaliste, couleurs chatoyantes, saupoudré d’un esprit saugrenu (surtout dans ses histoires pour enfants), elle donne à sourire, à rire, puis à réfléchir. Et puis quand on est capable d’inventer un titre comme «Fourmi?» (La Joie de Lire, Genève), forcément on attire l’attention d’un curieux de mon espèce.
Tous ces dessinateurs se retrouvent souvent au sein des pages du journal «Saturne» et de quelques autres publications qui leur offrent des plages pour se montrer et publier.
Quid des «affaires de la cité»?
J’ai pourtant un regret, c’est que si l’humour, l’ironie et le talent, semblent présents chez tous ces dessinateurs, me manquent tout de même la causticité, le sens du politique – dans le sens que donne le dictionnaire: «s’occuper des affaires de la cité»!
La politique est cet aliment nécessaire à la cuisine des dessinateurs de presse. C’est elle qui lui donne toutes ses saveurs. Les grands ancêtres comme Barrigue, Bürki, Chapatte, et compagnie le savent.
Martial Leiter, lui, savait si bien s’en servir à l’époque où nous publiions de concert des «Démocratie suisse» ou des journaux comme «La Pomme», «Chut !… hebdo», ou «Le Clairon du Nord».
En ce temps-là, l’esprit critique habillait le talent des dessinateurs. On caricaturait à tour de plume! On se moquait de tous et de tout! On ne respectait que la vie privée des gens! La liberté était belle! Elle avait revêtu les atours irisés de l’humour et de l’ironie afin de nous séduire. Elle nous hantait comme un rêve fou!
Nous en usions et abusions, histoire qu’elle ne se dissolve pas dans l’acide empoisonné des ukases intégristes… d’un bord comme de l’autre. Nous n’avions de censure que devant la misère des uns ou le chagrin des autres. Nous étions en liberté.
Pour en arriver là, il avait fallu des siècles de bûchers, des générations d’inquisiteurs, des décennies de dictatures de gauche comme de droite… Il avait fallu beaucoup se battre contre tous les fondamentalismes, d’où qu’ils proviennent.
Compte-tenu du pitoyable spectacle que nous ont donné, les uns et les autres, dans cette affaire de caricature du prophète, il ne reste à souhaiter que vivent les dessinateurs de presse, les caricaturistes, et les illustrateurs. Pour cela, procurez-vous leurs ouvrages… ça aide ! Il en va de notre liberté si chèrement acquise.
swissinfo, Rolf Kesselring
Quelques livres:
Coups de plume, de Vincent l’Épée, Ed. Journal du Jura
Mes Meilleurs Jésus, d’Andréas Kündig, Ed. FLBLB
L’Imagier de Guillaume, de Guillaume Long, Ed. La Joie de Lire
Fourmi? d’Isabelle Pralong, ÉD. La Joie de Lire
– Rolf Kesselring est né en 1941 à Martigny. Ecole Normale à Lausanne, puis maison de redressement et pénitencier… une dérive à lire dans «La quatrième classe».
– Années 70 et 80: librairies et édition La Marge. Kesselring publie notamment Gilles Vigneault, Roland Topor, Fernando Arrabal, Milo Manara, Hugo Pratt. Mais aussi, côté dessin de presse, Barrigue ou Chappatte.
– 1990: A Paris, il crée les Editions de Magrie. Puis part dans le Sud de la France, où, entre fiction et journalisme, il vit de l’écriture.
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