Lionel Baier: «L’Europe est la solution, pas le problème»
Au travers d’une comédie intelligente et poétique, «Les grandes ondes (à l’Ouest)», présentée en première mondiale au festival de Locarno, Lionel Baier s’est plongé au cœur de la Révolution des Œillets, qui a mis fin en 1974 à la dictature au Portugal. Un film qui vise également à s’interroger sur l’Europe d’aujourd’hui.
Avril 1974. Deux journalistes de la radio suisse romande sont envoyés au Portugal pour un reportage. Julie, féministe convaincue, et Cauvin, grand reporter de guerre qui a perdu la mémoire, sont accompagnés d’un technicien, Bob, qui voyage avec son inséparable Combi VW, et de Pelé, jeune traducteur.
Objectif plus ou moins affiché: présenter une image positive de la Suisse avec pour prétexte l’aide suisse au développement au Portugal. La proposition vient d’en-haut, de très haut. Un conseiller fédéral sans nom, à la fois grave et plein d’humour, suggère candidement de ne pas ennuyer les auditeurs avec une nouvelle polémique sur la centrale nucléaire de Mühleberg ou sur le rôle des banques suisses durant la Seconde Guerre mondiale. «Que diriez-vous du portrait d’un alpiniste? Ou d’un sujet sur le ‘Made in Switzerland’ dans un des pays les moins développés, mais néanmoins très sympathique?»
La comédie de Lionel Baier voit la participation, dans des rôles mineurs, de certains réalisateurs et amis. Jean-Stéphane Bron, qui sera sur la Piazza Grande avec L’expérience Blocher, interprète le directeur de la radio romande, Monsieur Roulet, alors qu’Ursula Meier et Frédéric Mermoud font une brève apparition dans le rôle de reporters belges.
A noter également l’interprétation magistrale des acteurs principaux: Valérie Donzelli (Julie), Michel Vuillermoz (Cauvin), Patrick Lapp (Bob) et Francisco Belard (Pelé).
La conférence de presse a également été marquée de nombreux moments épiques et comiques: «Les prises ont été un enfer, a expliqué Patrick Lapp. Nous avons été dirigés par un tyran, qui nous obligeait à nous lever en pleine nuit pour répéter les blagues et à faire 200 mètres de natation chaque matin. Mais si Baier devait faire un autre film sans moi, je jure que je lui couperais les jambes».
C’est sur ce dialogue politiquement correct que s’ouvre la comédie du réalisateur suisse Lionel Baier, présentée en première mondiale sur la Piazza Grande à l’occasion du Festival du film de Locarno. Les grandes ondes (à l’Ouest) est le deuxième épisode d’une tétralogie sur les quatre points cardinaux, «une sorte de cartographie des relations affectives qui unissent les citoyens européens», explique le réalisateur de 38 ans. Il s’agit d’un film sur la mémoire, sur l’identité et les racines dans une époque cruciale pour la construction de l’Europe. Une comédie intelligente et hilarante, comme on en voit peu dans le panorama cinématographique helvétique.
Un saut dans le passé pour interroger le présent
Après avoir parcouru le Portugal en long et en large, avec de vieux enregistreurs qui provoquent un sentiment de nostalgie, Julie et Cauvin se rendent à l’évidence: on ne réalise pas un sujet journalistique à partir d’une bande-son et de quelques carnets de notes jaunis. Alors qu’ils sont sur le point de jeter l’éponge, le vent de l’histoire les portera au cœur de la Révolution des Œillets, événement qui marque la chute de Salazar après quarante ans de dictature.
Le film de Lionel Baier est un plongeon dans un passé marqué par une soif de renaissance démocratique et la fin des grandes utopies. Mais c’est aussi un moyen de parler du Portugal d’aujourd’hui, qui subit une «insupportable humiliation», et plus généralement de la vision de l’Europe chère au réalisateur helvétique.
«Depuis cinq ans, on associe systématiquement l’Europe à la crise, en oubliant qu’à l’origine il y avait un fort idéal d’union, une volonté d’éviter une autre guerre. Cet aspect semble aujourd’hui avoir été remplacé par des impératifs économiques. C’est comme si l’Europe ne pouvait plus être autre chose qu’une union monétaire». Dans ce sens, le film agit comme un «aiguillon», affirme le réalisateur, «une façon de souligner que l’Europe est la solution et non le problème».
Musique et révolution
Ce n’est pas un hasard si Lionel Baier a choisi de représenter l’affrontement entre opposants et partisans de Salazar sous forme de comédie musicale, avec un face à face entre des méchants vêtus de noirs et des jeunes femmes aux bandanas multicolores. Son film est avant tout un hommage au cinéma de l’époque, à des réalisateurs tels que «Mario Monicelli ou Ettore Scola».
Mais c’est également une tentative de «rendre plus dynamique l’idée de la révolution, d’en faire quelque chose qui porte, qui donne du tonus et, dans un certain sens, transforme les individus en personnages de fiction. Parce qu’ils sont pris dans le tourbillon d’un moment historique dont ils font partie, qu’ils le veuillent ou non».
La musique a en outre été la clé de la Révolution des Œillets. Dans la nuit du 25 avril, la radio portugaise diffuse Grândola, Vila Morena, censurée par le régime qui la considère comme une chanson communiste, marquant ainsi le début de la révolte menée par le Mouvement des Forces armées et soutenue par le peuple. C’est la même mélodie qui résonne dans la rue à partir de février 2013 au cours des manifestations contre l’austérité.
Profession reporter
A la différence du premier film de la tétralogie de Lionel Baier, Les grandes ondes (à l’Ouest) n’est pas autobiographique. Le scénario s’inspire toutefois d’une expérience journalistique que Lionel Baier a vécu à la première personne et des histoires qu’il a entendues de professionnels du métier.
«La Radio-télévision suisse (RTS) m’a invité à participer à un reportage dans les pays d’Europe de l’Est avec deux journalistes et un technicien. La dynamique même de ce voyage m’a fasciné: les débats quotidiens entre collègues et avec les supérieurs, la dynamique de groupe, la responsabilité de faire connaître d’autres réalités aux auditeurs de la radio. D’où l’idée du film.»
Résultat: un regard burlesque et en même temps honnête sur le métier et les défis du journaliste. Un sujet cher à Lionel Baier et qui a déjà marqué plusieurs de ses films. Il en va ainsi de la perte de mémoire de Cauvin, qui n’arrive plus à distinguer la réalité de la fiction: le symbole d’une liberté journalistique jamais acquise et de la nécessité constante de la réinventer. «Je crois que la bataille pour l’indépendance des médias est une bataille perpétuelle et en même temps salutaire, car elle permet aux journalistes de renforcer leurs convictions, d’être toujours en alerte, et donc de faire un meilleur travail.»
Après la Pologne (Comme des voleurs) et le Portugal (Les grandes ondes), Lionel Baier s’en ira vers l’Italie et la Grande-Bretagne pour terminer sa cartographie de l’Europe vue du centre. Impossible de savoir ce qu’il va raconter du Sud… mais une chose est certaine: «L’Italie des années 1950 et 1960 a joué un rôle fondamental dans l’histoire du cinéma. C’est un cinéma que j’admire beaucoup et c’est pourquoi je suis déjà un peu anxieux à l’idée de devoir me confronter à ces grands réalisateurs. D’ailleurs, vous savez, je ne suis pas un type courageux».
Suisse d’origine polonaise, Lionel Baier naît en 1975 à Lausanne et débute dans le cinéma à l’âge de 12 ans. Il fait ses premiers pas en tant que réalisateur en 2000 avec Celui au pasteur, documentaire dédié à son père, pasteur dans le canton de Vaud.
L’année suivante, dans La Parade (notre histoire), il documente la première gay pride organisée dans le canton catholique du Valais. Avec ces deux films, présentés dans de nombreux festivals, il se fait connaître du grand public. Il passe ensuite à la fiction avec Garçon stupide (2004) et Comme des voleurs (à l’est) (2006), premier film d’une tétralogie consacrée aux quatre points cardinaux.
Son troisième long-métrage de fiction, Un autre homme (2008), en compétition à Locarno, est distribué en Europe et au Canada. En 2010, il réalise Low Cost (Claude Jutra), présenté à son tour à Locarno, et Toulouse, alors qu’il dédie l’année suivante un documentaire au réalisateur suisse Claude Goretta.
En 2009, Lionel Baier fonde la maison de production Bande à part Films avec les cinéastes Ursula Meier, Frédéric Mermoud et Jean-Stéphane Bron. Depuis 2002, il est responsable de la section cinéma à l’Ecole cantonale d’arts de Lausanne.
(Traduction de l’italien: Samuel Jaberg)
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