Joël Dicker, plébiscité par les lecteurs mais boudé par la critique française
D’écrivain bardé de prix, l’auteur genevois est devenu simple auteur de bestsellers, ce qui est déjà pas mal. Trop populaire, pas assez raffiné pour la critique parisienne?
Près de 450’000 exemplaires de «L’Enigme de la chambre 622», le nouveau livre de Joël Dicker, sont disponibles dans les librairies de France. Dans la grande enseigne parisienne Gibert Joseph, l’auteur suisse a droit à trois rayons entiers, bien visibles à l’entrée.
Les critiques de l’ouvrage, en revanche, se comptent sur les doigts d’une main ou presque. «Virtuose et addictif» selon Le Parisien, «bien décevant» d’après Ouest-France, le livre est absent des grandes écuries de la critique parisienne que sont Le Monde, Télérama ou Libération.
Les chaînes de radio et de télévision s’arrachent l’auteur super-populaire qu’est Joël Dicker, mais la critique le boude. Comme s’il était passé du statut d’écrivain à celui de phénomène commercial.
>> Joël Dicker parle de son nouveau livre au micro du présentateur vedette de la RTS Darius Rochebin:
«Un malentendu»
Tout avait pourtant bien commencé pour l’écrivain genevois. En 2012, pour «La Vérité sur l’affaire Harry Quebert», Dicker reçoit le Grand Prix de l’Académie française et le Prix Goncourt des lycéens. Un «malentendu», estime aujourd’hui Le Monde, pour qui l’auteur de bestsellers «a accédé au statut d’écrivain reconnu grâce à l’entregent de son éditeur», Bernard de Fallois.
Sans de Fallois, mort en 2018 et auquel Dicker rend hommage dans son dernier roman, l’auteur suisse ne serait, si l’on suit Le Monde, jamais sorti de la catégorie «romans de gare» et du rayon bestseller des librairies.
La critique de ses livres dans Le Monde est éclairante. La «Vérité sur l’affaire Harry Quebert»? «Un honnête polar». «Le Livre des Baltimore» (2015)? «Un nouvel épisode du Club des cinq honorablement troussé.» «La Disparition de Stéphanie Mailer» (2018)? «Pure mécanique». Et enfin «L’Enigme de la chambre 622»? Rien. Pas une ligne sur son contenu.
«La critique parisienne n’existe plus»
Joël Dicker, millionnaire en lecteurs, ne mérite-t-il plus l’attention de la critique parisienne, plus soucieuse de style que de bonnes histoires à l’américaine? Pire: l’écrivain paie-t-il son français peu sophistiqué, appris en Suisse où l’on s’embarrasse peu d’imparfait du subjonctif, qu’il compense par son sens de la construction dramatique?
«Je crois que cela n’a pas grand-chose à voir avec le fait que Dicker est suisse. Des auteurs français roulant dans la même catégorie n’ont pas plus droit aux honneurs de la critique»
Daniel de Roulet, écrivain
«Je crois que cela n’a pas grand-chose à voir avec le fait que Dicker est suisse, estime son compatriote et collègue écrivain Daniel de Roulet. Des auteurs français roulant dans la même catégorie n’ont pas plus droit aux honneurs de la critique.»
En effet: Guillaume Musso, son concurrent régulier sur les listes de bestsellers, est encore moins bien loti que Dicker. Le Monde n’en a jamais parlé et la grande radio publique France Inter, qui a récemment invité le Suisse aux heures de forte audience, n’a pas reçu Musso.
«La critique parisienne, celle de Saint-Germain-des-Prés, très autocentrée, n’existe plus ou presque, note Daniel de Roulet. Elle est aujourd’hui très diversifiée. J’ai écrit un livre sur les abeilles et j’ai été surpris de voir que le journal d’extrême-droite Rivarol lui consacrait une page entière. Explication: les abeilles croient encore à la royauté ! J’avais l’impression qu’on ne parlait pas de mon livre…»
Dicker modeste
Hasard du calendrier, les deux Suisses devaient sortir leurs ouvrages respectifs à la fin du mois de mars. Au pic de la pandémie. Face à l’épreuve du confinement et à la fermeture des librairies, les éditions de Fallois interrompent le lancement, bloquent les livres dans les entrepôts. Un report que Daniel de Roulet, son livre « La Suisse de travers » et son petit éditeur Héros-Limite n’ont pas pu s’autoriser, faute de moyens.
«Je l’ai vendu un peu sur les sites de vente, se console l’écrivain jurassien d’origine genevoise. Dicker et moi ne roulons pas dans la même catégorie. Lui est en Porsche et moi à vélo», plaisante de Roulet, qui a quarante ans de plus que le Genevois de 34 ans. L’aîné a lu le premier ouvrage à succès de son cadet, «La Vérité sur l’affaire Harry Quebert». «C’est bien fait, plein de trucs, de clichés aussi. Cela m’a suffi. Il a bien plus de lecteurs que moi et je suis content pour lui.»
Les éditions de Fallois n’ont pas répondu à nos sollicitations. Interrogé sur France Inter sur ses mauvaises critiques, Joël Dicker reste modeste: «C’est toujours bon pour moi de savoir ce que je peux faire mieux. C’est seulement mon cinquième livre, je n’ai que 34 ans et encore beaucoup de choses à apprendre.» Avant d’ajouter, moins conciliant: «Parfois, la critique oublie que le livre est censé être une joie.»
Alors, peut-on dire du bien en France de Joël Dicker sans se ridiculiser ? «Ces livres, et ceux dont on voit la publicité dans le métro, n’ont pas besoin de la critique: ils font leur chemin sans elle», juge, à propos des bestsellers, l’historien de la littérature Jean-Yves Tadié, toujours dans Le Monde.
On pourrait retourner la question: peut-on dire du mal de Dicker en Suisse? «Daniel Sangsue a écrit très récemment une sorte de pastiche des romans de Dicker, ″A la recherche de Karl Kleber″, rappelle Daniel de Roulet. Les éditeurs n’en ont curieusement pas voulu, avant que Favre sorte finalement le livre.» De Roulet avoue avoir bien ri en le lisant.
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Joël Dicker, plein écran
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