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Luc Jacquet, un cinéaste qui craint l’être humain plus que l’Antarctique

Luc Jacquet avec des manchots en Antarctique
Avec de vieux amis: Luc Jacquet a passé, en tout et pour tout, près de quatre ans de sa vie au pôle Sud, l’une des rares régions du monde où les animaux ne craignent pas les humains. © Paprika Films / Aster Production / Arte France Cinema / Memento Production

Le réalisateur français de «La marche de l’empereur» (2005) présentait récemment son nouveau film, «Antarctica Calling». Interviewé lors de son passage au Festival du film de Locarno, il dévoile ses peurs les plus profondes et son attrait pour le Continent blanc.

C’est au moment où le directeur artistique du Festival du film de Locarno, Giona A. Nazzaro, s’apprêtait à accueillir Luc Jacquet sur la scène de la Piazza Grande, en vue de la projection de son nouveau film, que deux activistes écologistes interrompaient la cérémonie pour se coller à l’estrade.

Quelques heures avant, le réalisateur français évoquait pour swissinfo.ch le décalage entre l’urgence manifestée par les mouvements pour le climat et la réponse politique qu’ils suscitent. Il revenait également sur les défis de mener à bien un tournage sur le continent le plus inhospitalier de la planète.

«Antarctica Calling», dont la sortie est prévue pour la fin de l’année, marque le retour de Luc Jacquet au pôle Sud, une région qui, malgré ses conditions difficiles, l’attire inexorablement. Ses expéditions sur le continent antarctique ont fait du Français l’un des documentaristes spécialistes de la nature les plus célèbres au monde, alors que son film «La Marche de l’empereur» lui a valu un Oscar en 2005.

La réalisation de ce film avait été marquée par de sérieuses difficultés sur le terrain – une opération de sauvetage avait quasiment mis en faillite le producteur Emmanuel Priou et avait compromis l’ensemble du projet. Cette fois-ci, il n’y a pas eu d’incidents. Mais le tournage n’a pas été facile pour autant.

«Antarctica Calling» a été tourné pendant deux étés en Antarctique et a fait l’objet d’une préparation minutieuse. «Il y a la logistique des bases scientifiques, la logistique des navires et des avions, et toutes dépendent des conditions météorologiques», explique Luc Jacquet.

Le réalisateur commence son voyage en Patagonie, dans le parc national de Torres del Paine, au Chili, et emmène progressivement le spectateur jusqu’au point le plus méridional de la planète. Le film est tourné en noir et blanc, avec un bref moment de poésie bleutée. À un moment donné, Luc Jacquet observe que la vie en Antarctique n’a pas de nuances, tout est noir et blanc.

Dans son rôle d’observateur, il veille à ne pas tirer de conclusions générales: l’état de la planète, le climat et son impact sur la faune et la flore sont du ressort des scientifiques, dit-il. Et il fait confiance à la science.

Luc Jacquet contemple son prix à Locarno
Luc Jacquet a reçu le Locarno Kids Award cette année et a participé à des débats publics pour les enfants. © Keystone / Jean-christophe Bott

swissinfo.ch: Dans quelle catégorie mettriez-vous votre nouveau film?

Luc Jacquet: Il ne s’agit pas d’un documentaire animalier ni d’un documentaire sur la nature. Je voulais vraiment emmener les gens dans un voyage qu’ils ne pourront probablement jamais faire, de la Patagonie au pôle Sud, pour essayer de leur faire comprendre pourquoi tous les gens qui vont en Antarctique, et moi le premier, sont littéralement saisis par le désir permanent d’y retourner. Je voulais que les gens fassent ce voyage, surtout à une époque où nous nous posons tant de questions sur l’avenir de la planète et de l’humanité.

Je ne voulais pas que ce soit un film de voyage, une sorte de documentaire touristique. C’est un voyage intérieur qui interpelle vraiment sur la beauté du monde, et qui laisse la place à ce que vous apporte le paysage quand vous voyagez.

Il s’agit en effet d’un film très personnel, qui semble résumer les quatre années que vous avez passées en Antarctique. Comment décririez-vous les sensations que vous avez éprouvées là-bas?

Plus on va vers le sud, plus il fait clair, jusqu’à ce que l’obscurité disparaisse complètement. Je pense qu’il est bon aussi de comprendre la force des éléments, la violence du vent, la violence du froid et le regard qui peut se perdre. Nous ne sommes plus vraiment habitués au silence, nous ne sommes plus habitués aux espaces vides.

Une fois sur place, on redécouvre quelqu’un que l’on ne connaît pas à l’intérieur de soi. Cela peut être angoissant lorsque l’on n’entend rien d’autre que les bruits de son corps, que ce soient les battements de son cœur, le bruit de ses intestins, les pulsations; on entend le sang circuler dans ses oreilles. Comme il n’y a rien d’autre, je pense que cela nous rend plus humains.

Grande image de l Antarctique à l échelle humaine
La petitesse humaine face au Continent blanc: une scène tirée de «Antarctica Calling». © Paprika Films / Aster Production / Arte France Cinema / Memento Production

Que faut-il prendre en compte lorsqu’on planifie un tournage au pôle Sud?

Les voyages sont toujours longs, ce sont des heures et des heures dans l’avion, des jours et des jours sur le bateau. On entre dans un temps complètement différent. On ne sait pas quand le bateau va partir, encore moins quand il va arriver. Vous ne savez pas quand l’avion va décoller, à cause de la météo.

Et on ne sait pas combien de temps on va rester. Dans notre société, nous sommes habitués à tout prévoir. Mais là-bas, on ne planifie plus rien, on a une intention. Celle-ci doit être inflexible, il faut y aller. Mais d’un autre côté, on ne sait pas comment elle va se concrétiser.

Quel est l’impact sur le tournage?

Rien n’est jamais simple, ce qui veut dire qu’il y a beaucoup d’endroits où nous n’avons pas pu aller parce que la météo n’était pas bonne. Il y a beaucoup d’endroits où l’on abandonne, mais si l’on va en Antarctique avec un plan précis, il faut des moyens considérables.

Notre idée était de filmer l’instant et le lieu présents. Nous avons tracé une ligne imaginaire entre la Patagonie et le pôle Sud, et nous l’avons suivie. Chaque fois que nous nous arrêtions, nous regardions autour de nous et nous essayions d’utiliser ce qui nous entourait pour raconter l’histoire du film d’une manière complètement différente. C’est vraiment un film qui s’est construit petit à petit.

Concernant la crise climatique actuelle, qu’avez-vous observé lors de votre dernière expédition en Antarctique?

Je me méfie toujours de l’effet d’observateur, le fait de rester quelques jours sur place et d’en tirer des conclusions générales. Personnellement, je crois plutôt à la science et aux observations à long terme, qui nous disent que l’Antarctique, jusqu’à présent épargné par la fonte, connaît effectivement une situation terrible, comme l’Arctique. Mais aujourd’hui, en Antarctique, la banquise d’hiver n’a jamais été aussi faible. On sent que des phénomènes de fonte extrêmement puissants sont en cours.

Quoi d’autre vous a impressionné?

En fait, c’est quelque chose que j’ai vécu pendant le tournage de «La marche de l’empereur». À la fin du tournage, pour la première fois de ma vie, j’ai senti la pluie en Antarctique, alors que je n’y avais jamais vu une goutte de pluie auparavant. Et la faune antarctique n’est pas prête pour cela. Ces animaux ont un plumage extrêmement résistant au froid.

Mais dès qu’ils sont mouillés, ils perdent leur résistance au froid et meurent de froid, surtout les poussins de manchots Adélie. Lorsqu’il pleuvait en été, le sol se transformait en bourbier et les animaux s’y noyaient presque. Résultat: 100% des animaux nés cette année-là sont morts de froid et ont disparu. Les animaux n’auront pas le temps de s’adapter au changement climatique, tout comme les plantes, c’est de cela qu’il s’agit.

Luc Jacquet allongé sur le sol en train de photographier des pingouins
Luc Jacquet en action, en train de filmer des pingouins. ©vincent Munier

Compte tenu de tout ce que vous avez vu, que craignez-vous le plus?

Ce qui me fait le plus peur aujourd’hui, ce sont les gens qui remettent en cause les théories de l’évolution, les gens qui croient que la Terre est plate. Quand je suis arrivé dans ce monde, il me semblait que le progrès était une sorte de fil qui ne cessait de s’allonger. Et aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il s’arrête. Pour moi, en tant qu’humaniste et universaliste, c’est effrayant de voir toute cette connaissance, cette science et cette rationalité céder la place à l’ésotérisme et à la croyance.

Comme on l’a vu avec le Covid. Jamais je n’aurais pu imaginer que la vaccination, qui est pour moi une notion de progrès majeur, puisse à un moment donné être remise en cause. Je n’avais pas compris que finalement, on faisait peur à des gens avec ça. Et puis une partie de l’industrie pharmaceutique a complètement détourné ce savoir pour simplement faire de l’argent sans se poser de questions.

Je pense qu’aujourd’hui nous devons vraiment nous poser des questions très profondes sur notre rapport à la science, notre rapport à la connaissance, pour revenir à quelque chose en quoi je crois profondément, c’est-à-dire la rationalité. Ce qui n’empêche pas de croire en des choses, de croire en Dieu, de croire en ce que l’on veut. Ce n’est pas incompatible.

Traduit de l’anglais par Dorian Burkhalter

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