Milo Rau, le gentil révolutionnaire
Le metteur en scène Milo Rau est sans doute l'homme de théâtre suisse le plus connu au monde. A quoi doit-il son succès? Echange juste avant la représentation de son «Guillaume Tell» au Schauspielhaus de Zurich.
«Tu peux m’appeler le matin», écrit-il par courriel. Milo Rau, homme de théâtre, auteur et cinéaste au succès mondial, est en train de répéter sa version de «Guillaume Tell» d’après Friedrich Schiller au Schauspielhaus de Zurich.
Son emploi principal consiste à diriger le Théâtre néerlandais (NT) de Gand, dans la partie flamande de la Belgique. Parallèlement, il écrit des chroniques, des livres, enseigne dans des écoles d’art et réalise des films. Ses voyages pour des recherches, des représentations ou des tournages le mènent dans le monde entier: nord de l’Irak, Syrie, Grèce, Italie, Brésil… Et aussi dans son ancienne patrie, la Suisse. Il a d’ailleurs deux enfants. L’homme est très pris. Mais un entretien spontané? Pas de problème.
Lorsque je l’appelle le lendemain, il décroche son téléphone portable, bien qu’il soit à ce moment-là en pleine répétition sur scène. «Oh, nous sommes en train de manipuler la hache, je vous rappelle!» Bip, bip, bip. Une demi-heure plus tard, la sonnerie retentit. Aucun metteur en scène au monde ne rappelle pendant le travail. Sauf Milo Rau. Et il se lance dans les explications.
Pas un seul Guillaume Tell
Il n’y aura pas un seul personnage de Guillaume Tell, il y en aura beaucoup. Il s’agira d’aborder la notion de liberté, à droite comme à gauche. Par exemple, la liberté de l’artiste juive suisse Miriam Cahn, qui n’a plus voulu plus que ses tableaux soient exposés dans la nouvelle annexe du Kunsthaus (musée d’art) de Zurich après le débat sur la collection Bührle. Ce «Tell» traitera de thèmes actuels, la matière de base ne fournissant sans doute que les concepts qui doivent faire mouche dans le présent. Et comme souvent dans le théâtre de Milo Rau, des amatrices et amateurs côtoieront des personnes professionnelles sur scène.
Ce qui intéresse Milo Rau chez Tell, ce n’est pas le révolutionnaire qui établit la justice pour tous. Mais plutôt le réformiste qui sauve d’abord sa propre peau.
Les films qui documentent son œuvre internationale lui tiennent beaucoup à cœur. Il m’envoie un lien vers son dernier film, «Le nouvel évangile», qui a été présenté en première au festival du film de Venise en septembre 2020. Il est sorti dans une centaine de salles et est désormais disponible sur les plateformes de streaming. Le Suisse a souvent réalisé des films à partir de projets théâtraux, mais cette histoire de crucifixion contemporaine était conçue dès le départ comme un film.
Dans celui-ci, les stars sont des ouvrières et ouvriers agricoles africains sans papiers. Le film présente l’histoire de la Passion du Christ dans le contexte actuel. Un Jésus noir mène une révolte dans les plantations du sud de l’Italie et meurt pour nos péchés.
Avoir un impact durable
Changer la vie. Tel est l’objectif sans aucune modestie de l’art de Milo Rau. Et il ne s’agit pas tant de changer la vie des spectatrices et spectateurs que celle des protagonistes. En effet, nombre des participantes et participants ont ensuite obtenu un permis régulier. «C’est un film qui a eu un impact sur la vie de ces personnes. Il ne s’agit pas simplement d’attirer l’attention à court terme par une action», explique Milo Rau.
Malgré tout, c’est Milo Rau qui retient le plus l’attention. Lui, 45 ans, originaire de Saint-Gall (nord-est de la Suisse), qui a étudié la sociologie à Paris et s’est endetté très jeune pour un projet de film sur les révolutionnaires du Chiapas, dans le sud du Mexique. À Berlin, il est tombé «par hasard», m’a-t-il dit il y a des années, sur un groupe d’étudiants en art dramatique et n’a pas tardé à passer à la réalisation. Il considère que le média et la forme d’art qu’il choisit ne sont pas si importants. «Je le dis d’ailleurs toujours aux étudiantes et étudiants des écoles d’art».
À la fin du générique du «Nouvel évangile», on le voit à l’aube, regardant la ville où a eu lieu le tournage et en expliquant les particularités à son acteur principal, Yves Sagnet. Il s’exprime dans un bon français, mais avec un accent. Quand il parle anglais, on entend encore mieux ses origines de Suisse orientale. Milo Rau n’accorde guère d’importance aux formes subtiles dans la culture. Il n’hésite d’ailleurs pas à conserver des répliques idiotes dans son film. Comme lorsqu’il demande à un ouvrier s’ils cueillent des tomates, et que la personne lui rétorque: «Non, des oranges!». Tout le monde porte des vestes d’hiver, ce n’est pas la saison des tomates.
L’art de rendre les gens importants
Dans son art, Milo Rau recherche la friction avec le réel. Si les contrastes ne sont pas assez évidents, il les force. La musique de Mozart est utilisée pour la bande-son du film. D’une part, c’est kitsch et d’autre part obscène, car le classicisme européen mou du son tranche avec les conditions dures de l’image. Peut-être Milo Rau rêve-t-il de révolution, ou au moins d’un effet qui dépasse le cadre de l’art. Et comme tout cela ne va pas sans esthétique, il cherche à se rattacher à l’histoire de l’art du moment. Pour «Le nouvel évangile», il a fait appel à un acteur de Pasolini de 1964 et a travaillé avec la virtuose roumaine de l’émotion Maia Morgenstern, qui avait déjà joué la Vierge Marie dans «La Passion du Christ» de Mel Gibson en 2004.
Le Suisse parle à tout le monde, à tout moment. Parler est sa discipline reine. Comme dans son film, il parle aux personnes qui travaillent dans les champs. Il a également parlé avec des gens appartenant à l’ethnie des auteurs du génocide rwandais ainsi qu’avec des familles de victimes. Il met en scène les deux, parfois en inversant les rôles comme dans «Hate Radio». C’est avec ce travail qu’à partir de 2011 il a été immédiatement considéré comme un membre de premier rang des metteurs en scène internationaux.
L’art que Milo Raus maîtrise le mieux est celui d’«attrape-homme»: il a le don de donner à toutes celles et ceux qui l’entourent le sentiment d’être à ce moment précis très importants pour résoudre les nombreuses questions qu’il se pose. Chacun est son ou sa complice. C’est toujours agréable de discuter avec lui, car il vous parle d’égal à égal. Mais il ne faut pas s’enflammer.
Il s’inscrit ainsi dans la tradition de deux artistes qui ont su intégrer tous leurs interlocuteurs et interlocutrices dans leur travail. La rhétorique de Milo Rau n’est pas aussi arrogante et comique que celle de Christoph Schlingensief, et il évite l’aura de gourou que dégageait Joseph Beuys (qui ne manque pas non plus d’humour). Milo Rau, lui, capte les gens avec une intense volonté de dialogue. Il est le gentil révolutionnaire suisse.
Du théâtre documentaire?
Lorsqu’il est devenu célèbre, la critique a parlé d’une renaissance du documentaire au théâtre. Dans «Les derniers jours de Ceausescu», il reconstituait l’exécution du dictateur roumain, tandis que «Hate Radio» reprenait des extraits d’émissions de radio incendiaires qui incitaient au génocide au Rwanda. Je demande à Milo Rau au téléphone si son théâtre est toujours documentaire. «Le théâtre documentaire des années 1960 en Allemagne était un contrepoids, car le passé nazi n’était guère un sujet dans les médias de masse. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de faire cela au théâtre, donc la fonction du pur documentaire a disparu dans l’Occident libéral», répond-il.
Mais en voulant illustrer tant de thèmes actuels avec des protagonistes authentiques, sa mise en scène de Tell n’a-t-elle tout de même pas un caractère documentaire? Il réfléchit un instant: «Je cite Schiller comme un document que je sors d’une étagère. Alors ce drame a effectivement un caractère documentaire».
Au cœur de l’art du Suisse tressaille une vieille impulsion progressiste. Il veut exposer les choses, les regarder au lieu de simplement les raconter. Pour montrer qu’elles peuvent être modifiées.
Je veux encore demander à Milo Rau s’il va bientôt mettre en scène le premier drame judiciaire de l’histoire de la dramaturgie germanophone, «La cruche cassée» de Heinrich von Kleist (1808). Il s’agit de l’histoire d’un juge de village corrompu qui est lui-même condamné lors d’un procès qu’il préside. Mais la question ne se pose plus. Je l’entends s’avancer à nouveau sur la scène et crier «How is it, guys?» (comment ça va, les gars?) dans un large anglais suisse. Bip, bip, bip. Il a raccroché.
Emilie Ridard
En conformité avec les normes du JTI
Plus: SWI swissinfo.ch certifiée par la Journalism Trust Initiative
Vous pouvez trouver un aperçu des conversations en cours avec nos journalistes ici. Rejoignez-nous !
Si vous souhaitez entamer une conversation sur un sujet abordé dans cet article ou si vous voulez signaler des erreurs factuelles, envoyez-nous un courriel à french@swissinfo.ch.