Minarets: réfléchir à la place de la religion en Suisse
Après le vote de la crainte à propos des minarets, place enfin au vrai débat sur l'intégration pour, justement, déconstruire cette peur, affirme Stéphane Lathion. Pour cet expert de l'islam, alors que le souffle de l'émotion s'estompe, il est temps que la raison prenne le dessus. Interview.
Stéphane Lathion préside le Groupe de Recherche sur l’Islam en Suisse (GRIS. Il a été surpris du résultat de la votation, mais pas choqué.
Certes les initiants ont joué jusqu’au bout la carte de l’émotion, mais les opposants n’ont pas su donner aux citoyens les moyens de se prononcer rationnellement. Plutôt que de dire aux gens qu’ils sont bêtes d’avoir peur, il faut désormais leur démontrer que cette peur n’est pas fondée.
swissinfo.ch: Mais cette peur est bien réelle, surtout depuis les attentats extrémistes de 2001?
S.L.: Le problème, c’est que la peur de l’islam en Europe est légitime. Il faut essayer maintenant de montrer que l’islam, tel qu’il peut être vécu ou ce pourquoi il peut être utilisé dans certaines parties du monde n’est pas l’islam de Suisse. Si vous ne l’expliquez pas, les gens ne vont pas comprendre.
Côté musulmans, il fallait peut-être une secousse telle que celle de dimanche pour qu’ils comprennent que leur manière personnelle, individuelle, de vivre l’islam est tout aussi valable que celle d’un cheikh de je ne sais où, ou d’un responsable religieux ou associatif de Genève ou de Zurich. Et pour qu’ils le disent.
swissinfo.ch: Les musulmans n’auraient-ils pas pu sortir un peu plus tôt du bois et se montrer plus présents pendant la campagne électorale?
S.L.: Ils l’ont fait, d’une certaine manière. Mais cela a été fait sous la pression des médias qui les ont souvent forcés à en dire plus que ce qu’ils avaient envie de dire.
Quant aux individus, ce n’est pas facile de parler. Si quelqu’un, sans un cursus théologique de plusieurs années, se permet de donner son avis sur sa vision de sa foi, il risque bien de se faire rabrouer… Le Suisse, lui, dira: encore un qui vient me casser les pieds.
L’individu musulman bien intégré n’a aucun intérêt à s’exprimer dans les médias, car cela signifie aller au casse-pipe. Maintenant, à cause ou grâce à dimanche, il faudra qu’ils y aillent malgré tout, et aussi à titre individuel, pour montrer toute la diversité des pratiques et du vécu de cette communauté. Car faire parler des responsables d’associations musulmanes au nom de ‘la’ communauté musulmane ne sert à rien.
Donc l’un des enjeux du vote sera de voir comment réagissent les musulmans. Seront-ils déçus, vont-ils se replier et se taire? Ou vont-ils essayer au contraire de poursuivre le travail d’information qui a commencé, même s’il n’a pas encore porté ses fruits. Il est crucial qu’ils ne renoncent pas.
swissinfo.ch: Peut-on craindre une réaction violente, par exemple des jeunes?
S.L.: Ce serait la réaction la plus facile, et elle n’est pas impossible. Mais c’est précisément le rôle des responsables d’associations d’atténuer ces dangers-là. Ils doivent expliquer que bien sûr, le vote est une forme de rejet, mais en nuançant, en leur expliquant qu’ils vivent bien et qu’ils peuvent pratiquer leur religion en Suisse.
Après tout, une grande majorité n’en demandaient pas, des minarets, et la votation ne changera rien dans ce domaine. Les imams et les cadres associatifs ont donc plus que jamais un rôle à jouer pour dessiner le contours d’une cohabitation. Plus les seconds que les premiers, qui, souvent, ne sont pas formés ici et ne connaissent pas bien le terreau de la vie helvétique. Il faut que les musulmans continuent à expliquer qui ils sont pour montrer qu’ils ne sont pas si dangereux que ça.
swissinfo.ch: Le Parti évangélique sort du bois et demande l’inscription des «valeurs chrétiennes» dans la constitution, les démocrates chrétiens, eux, proposent d’interdire le port de la burqa. Quelles sont les limites de l’intégration?
S.L.: La burqa est un mauvais exemple car en Suisse il n’y en a pas. Mais si on veut une vraie laïcité de la société et si on veut interdire, il faut être conséquent et tout interdire.
Plutôt qu’un débat sur les limites de l’intégration, ou sur l’intégration tout court, je préfère un débat sur la place qu’on est prêt à accorder à l’expression religieuse dans l’espace public. Il ne faut pas se tromper de cible: il n’y a pas que les musulmans qui font débat, mais aussi les évangéliques, les juifs et toutes les religions.
Et là, c’est un problème cantonal et il revient aux administrations cantonales de fixer les limites. Genève, qui pratique une laïcité à la française, n’a pas la même attitude que le Valais ou Fribourg, qui ont une histoire différente. Il faut être très pragmatique car il n’y a pas de formule miracle applicable partout.
Isabelle Eichenberger, swissinfo.ch
Né en 1966 à Genève, ce Valaisant est historien, docteur (2001) en études européennes, ses intérêts portent sur les questions d’organisation des musulmans et Suisse.
Il a enseigné jusqu’en 2008 pour la chaire de Science des Religions de l’Université de Fribourg. Il collabore à un projet zurichois sur l’enseignement religieux et la formation des imams dans le cadre du Fonds national suisse de la recherche (PNR58 2007-2009).
Il est président du Groupe de Recherche sur l’Islam en Suisse (GRIS), créé en 2002 dans le but de faire le lien entre le monde académique et la société; partenaire avec l’Observatoire des Religions en Suisse (ORS).
Stéphane Lathion a créé une filière de formation pour imams à l’Université de Fribourg, avec le soutien de la Confédération.
Deux modules de trois jours se tiendront au printemps prochain avec valeur de test pour la suite, l’objectif étant un module de 22 jours (histoire, sociologie, histoire des religions).
Méfiance. Selon Stéphane Lathion, «les cadres associatifs ont très bien accueilli l’initiative mais, de là à encourager certains de leurs fidèles à suivre la formation, il y a encore un pas que très peu ont franchi. A eux de voir s’ils veulent suivre un cursus entièrement musulman ou si l’Etat va proposer quelque chose d’en haut, ou si on peut imaginer les deux.»
Il y a plus de 350’000 musulmans en Suisse – 5% de la population – en grande majorité originaires des Balkans et de Turquie.
C’est la 2e religion du pays, après le christianisme.
La Suisse compte actuellement quatre minarets et environ 200 lieux de prières musulmans.
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