Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, l’esprit de la lettre
L’un est écrivain, l’autre est peintre. Une grande amitié lie ces deux Genevois avides de voyages qui ont parcouru ensemble l’Asie. Aujourd’hui, leurs milliers de lettres échangées au fil du temps paraissent aux éditons Zoé sous le titre «Correspondance des routes croisées». Une intelligence lumineuse du monde.
Au début, on prend peur en se disant qu’on n’y arrivera jamais. Mais une fois la lecture commencée, on ne lâche plus l’ouvrage. Mille six cents cinquante pages de correspondance entre deux hommes qui sillonnent la peau du monde et font frémir la chair de ceux qui les lisent.
Voici donc Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Deux irréductibles voyageurs, atteints d’une bougeotte enflammée qui s’apaise dans l’écriture pour Bouvier, dans la peinture pour Vernet. Les deux hommes se connaissent depuis le collège. Une amitié indéfectible les lie. Elle durera une vie, courte pour les deux. Vernet est mort en 1993, il avait 66 ans, Bouvier l’a suivi en 1998, il avait 69 ans. C’est jeune, et ce n’est pas une formule.
De fait, l’écrivain et le peintre n’ont jamais vieilli. C’est une certitude. Elle ne quitte pas un instant le lecteur de cette «Correspondance des routes croisées» (Editions Zoé, Genève) qui commence en 1945, alors que Bouvier et Vernet sont encore étudiants, et s’achève en 1964, bien après le mariage de l’un et de l’autre.
Caresses à la vie
Entre ces deux dates, s’inscrit une multitude de voyages qui sont autant de fugues que de caresses à la vie. Genevois, les deux amis décident de s’éloigner d’une ville encastrée dans les montagnes et le calvinisme. Un tour du monde, qu’ils projettent depuis longtemps, se réalise enfin.
En juin 1953, Vernet quitte donc Genève en train. Destination: la Yougoslavie, où Bouvier le rejoindra un mois plus tard en Fiat Topolino. La suite est connue: les deux hommes poursuivent en voiture leur chemin qui les mènera jusqu’à Kaboul, en passant par la Turquie, l’Iran et le Pakistan.
Ceylan est également dans leur ligne de mire. Bouvier y séjournera bien plus longtemps que Vernet qui, lui, rentrera à Genève, laissant son copain pousser l’aventure jusqu’au Japon.
De ce périple long de trois ans, Nicolas Bouvier sortira, en 1963, son célèbre livre «L’Usage du monde», largement illustré par Thierry Vernet. Dans «Correspondance des routes croisées», il est d’ailleurs beaucoup question de cet «Usage » : genèse, écriture et publication (alors très difficile) d’un ouvrage qui révèle aujourd’hui toute sa dimension universelle.
Capacité d’amour et d’étonnement
Les milliers de lettres échangées par-delà les océans entre les deux hommes en disent long sur la fraîcheur de leur esprit et de leur cœur, sur leur capacité d’amour et d’étonnement qui semble illimitée. Pas de naïveté pour autant chez l’écrivain et le peintre dotés d’un sens critique lumineux et d’une pensée prémonitoire qui fait d’eux des visionnaires.
Car l’un comme l’autre ont le sens de l’Histoire, mais de l’anecdote aussi, accompagnée d’un humour qui sait être féroce. Chacune de leurs lettres est un roman en soi, avec des couleurs, des saveurs et des parfums exotiques qui dessinent parfois une fresque sociale et livrent une idée politique ou métaphysique du monde.
Le Kaboul des années 1950, qui accueille le raid Renault «Europe Asie Afrique», apparaît bien plus sportif et mondain que celui ouvert aujourd’hui aux tirs des Talibans. Et le Japon? Vu par Bouvier, il a déjà le profil que lui donnera Sofia Coppola 40 ans plus tard dans son film «Lost in Translation» (sorti en 2003).
«C’est vraiment un pays qui a peu en commun avec les autres régions d’Asie. Si l’homme est un animal social, nulle part il ne l’a été autant que dans cette culture. Des quantités (…) de réactions ou de ressources, que nous avons l’habitude de trouver chez l’individu (…), ont déjà ici été transportées dans le social. Il y a un déplacement des énergies et des moteurs qui rend la compréhension véritable très ardue», écrit Nicolas Bouvier à propos du Japon.
Nous sommes alors en 1964. Bouvier retrouve Tokyo qu’il avait quitté 10 ans avant. Mais cette fois, il y a avec lui sa femme Eliane. Son compagnon de route, c’est elle maintenant.
«La place du livre était en Suisse romande»
Les années ont passé. Eliane Bouvier est là. Elle «accompagne» encore son mari, en ce soir d’octobre 2010, dans une librairie genevoise où les éditions Zoé fêtent la parution de «Correspondance des routes croisées». Longtemps, l’épouse a hésité à donner son accord pour la publication de ces lettres. «Je craignais, nous confie-t-elle, une certaine forme d’exhibition. Au début, mes fils m’ont dit : ‘C’est trop intime, ça ne regarde que nous’. Mais j’ai fini par accepter, dans l’idée de faire un cadeau aux amoureux de Nicolas».
Marlyse Pietri en est une justement. La directrice des éditons Zoé avoue, quant à elle, tout son bonheur de voir publier par une maison romande les lettres de Bouvier et Vernet. «C’est l’aboutissement de plusieurs années de travail, se réjouit-elle. Il y a chez nous une grande tradition dans l’édition de correspondance. Je trouvais donc que la place de ce livre était ici, en Suisse romande».
Et comme le rayonnement de Bouvier dépasse nos frontières, Zoé ira présenter le livre à Lyon, Toulouse et Paris. Paris où une journée de débats autour de l’écrivain-voyageur est prévue le 20 novembre au Musée du Quai Branly. Eliane Bouvier y sera. «Par amour pour Nicolas», dit-elle.
«Nicolas Bouvier, Thierry Vernet. Correspondance des routes croisées», Editions Zoé, Genève, 1650 pages.
Texte établi, annoté et présenté par Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann
Genève. Il est né à Genève en 1929. Fils de bibliothécaire, il passe son enfance à rêver le monde. A 17 ans, il part en solitaire en Norvège.
Etudes. A son retour, il suit des cours d’Histoire médiévale et de sanskrit à Genève.
Journalisme. En 1948, il est envoyé en reportage en Finlande par le journal «La Tribune de Genève», puis en 1950 dans le Sahara algérien, par «Le Courrier».
Voyage. En juin 1953, il part en Fiat Topolino avec Thierry Vernet, de Belgrade à Kaboul, à travers la Yougoslavie, la Turquie, l’Iran et le Pakistan.
Ceylan. Un an et six mois plus tard, les deux voyageurs se séparent à Kaboul, Nicolas Bouvier continuant seul sa route vers l’Inde. La route étant fermée pour des raisons politiques, il gagne Ceylan où, malade et déprimé, il reste sept mois.
Mariage. En 1958, il épouse Eliane Petitpierre, fille du conseiller fédéral Max Petitpierre et nièce de Denis de Rougemont.
Décès. Atteint d’un cancer, il meurt le 17 février 1998. Il est inhumé à Cologny (Genève).
Parmi ses œuvres: «L’Usage du monde», «Le Poisson-scorpion», «Chronique japonaise», «Journal d’Aran et d’autres lieux»…
Genève. Né au Grand-Saconnex en 1927, il s’initie aux arts plastiques auprès d’artistes genevois.
Illustrateur. Après sa formation, il entreprend un grand voyage en Orient en compagnie de Nicolas Bouvier, dont il illustrera «L’Usage du Monde».
Décorateur. Pour assurer sa vie matérielle, il réalise les décors d’innombrables spectacles, à la Comédie de Genève, au Grand Théâtre de Genève et à la Comédie Française, notamment.
Mariage. En 1955, il épouse Floristella Stephani, elle aussi peintre.
Paris. Quelques années plus tard, il s’installe avec elle à Paris où sa peinture rencontre un joli succès.
Décès. Il meurt à Paris en 1993. Il est inhumé dans le cimetière de Pantin.
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