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Nicolas Bouvier, l’oeil et l’oreille

Nicolas Bouvier, quelque part dans les années 50. Keystone Archive

Dense activité éditoriale autour de l'écrivain genevois. L'auteur de «L'Usage du monde» est au cœur de trois ouvrages parus presque en même temps.

Tandis que Zoé publie un essai «L’Oreille du voyageur», et Le Bec en l’air un livre de photographies, Payot sort une attachante biographie «L’Oeil qui écrit», signée François Laut.

Nicolas Bouvier: une montagne à gravir. Par quel versant la prendre? Par le plus fou, le plus passionnant aussi, le versant intime.

L’intime, ce sont les carnets et les cahiers de l’écrivain, sa dense correspondance, notamment avec son meilleur ami, le peintre genevois Thierry Vernet, compagnon de route et de vie.

L’intime c’est aussi le milieu familial érudit et grand-bourgeois dans lequel l’auteur genevois a grandi. Plus tard, ce sera Eliane l’épouse aimante, «une spécialiste du silence attentif, intelligent, narquois».

L’intime c’est enfin l’envie mystique de «l’Ailleurs», du néant et de la plénitude. «L’homme se veut nomade, l’écrivain est sédentaire». Comment concilier les deux: Bouvier le voyageur et Bouvier l’artisan qui sculpte des mots dans son atelier ? «Le conflit est douloureux», car il s’enracine, là aussi, dans l’intime.

C’est donc «dans la peau» que François Laut s’en ira chercher l’identité de Bouvier. Si tant est que le mot identité puisse signifier quelque chose quand on reste aussi insaisissable que Nicolas.

«Mieux que Flaubert»

François Laut sort donc chez Payot «L’œil qui écrit». Une biographie de Bouvier conçue avec amour et conviction par un homme lui aussi romancier qui a connu Bouvier de son vivant.

Par sa mère, François Laut est également genevois. Son grand-oncle Robert Junod fut professeur du jeune Nicolas. Le lien est là, entre ce dernier et son biographe. Un lien tendu avec la fibre de l’enseignement.

A sa manière, François Laut nous «apprend» Bouvier. «Je dois interpréter une partition intime qui raconte (…) une vie», écrit-il en avant-propos de sa biographie.

Alors va pour un long voyage en compagnie du globe-trotter. Où l’on rencontre les anges et les démons de Nicolas Bouvier. L’homme tourne en rond dans une cage dorée. Nous sommes dans les années 1940. La Suisse est «le canot de sauvetage de l’Europe». Nicolas y «étouffe intelligement». Il lit Cendrars, Montaigne, Flaubert, Max Jacob, Céline…

Au collège, il rédige des dissertations brillantes, surréalistes. Il ne sait pas encore qu’il a un vrai talent d’écrivain. Mais son ami Thierry Vernet l’a déjà deviné: «Ecris, lui dit-il, fais mieux que Flaubert, tu en es capable».

L’appel de l’Ailleurs

«Dehors, il y a les fauves». L’Ailleurs guette comme une tentation incoercible. Un arrachement à Genève et à soi s’impose. Il s’annonçait déjà dans le préau de l’école. Nicolas était toujours en retard. Insupportable pour ses professeurs. «Restez dans la cour à prendre le frais, ça vous fera du bien», lui lance un jour Robert Junod.

Paroles prémonitoires. Bouvier prit l’air toute sa vie. Ses voyages l’ont bel et bien «rincé». Il en a extrait «L’Usage du monde», «Chronique Japonaise», «Le Poisson-Scorpion»… De magnifiques récits qui laissent «percevoir la continuité de l’humain» plutôt que l’exotisme des lieux, considéré comme «une paresse de l’esprit» par Bouvier.

Il y eut ainsi de somptueux périples. D’abord l’Europe du Nord, puis les Balkans, puis l’Orient, extrême, (3 ans, de 1953 à 1956), avec son lot de maladies et de folies, de ruptures amoureuses et de cassures psychiques. La reconnaissance littéraire viendra sur le tard. Bouvier l’aura payée très cher.

Où classer cet auteur inclassable? A la question, François Laut répond par une très belle tournure. «Il y aurait donc deux Suisses, comme deux littératures. Celle du terroir, de l’enracinement (…), des journaux intimes et du remords. Elle a produit de grands livres comme « La Séparation des races » de Ramuz ou « Portrait des Vaudois » de Chessex. Et puis la littérature nomade, celle qui veut voir l’autre côté de la montagne et qui s’évade. Nicolas Bouvier se place dans la lignée de Platter, Paracelse, Rousseau, Burckhardt».

Il fut un errant qui, à sa manière, remit le nomadisme suisse au coeur de la littérature.

swissinfo, Ghania Adamo

«L’oeil qui écrit» par François Laut. Edition Payot, Paris, 318 pages.

A noter également la parution aux éditions Le Bec en l’air d’un livre de photographies sur Nicolas Bouvier intitulé «L’Usure du monde» et préfacé par Eliane Bouvier. Le texte et les photos sont signés Frédéric Lecloux.

En plus de ces deux livres, paraît aux éditions Zoé, «L’oreille du voyageur, Nicolas Bouvier de Genève à Tokyo». Il s’agit ici d’une somme de réflexions, faites par des ethnologues, universitaires et critiques littéraires, sur la musique et ses liens avec l’écriture de Bouvier, le tout publié sous la direction de Hervé Guyader, un Français de 31 ans qui prépare une thèse sur l’auteur genevois à l’Université de Brest.

Il confie: «Dans la préface du livre, je m’interroge sur la part de transcendance et de sacré dans la musique. Bouvier était fortement influencé par les mystiques. Il avoue avoir écrit « L’Usage du monde » comme s’il composait un chant d’action de grâce. On sait aussi qu’il écoutait en boucle le quatuor à cordes de Debussy quand il rédigeait « Le Poisson-Scorpion ». Chez lui, le verbe se transforme en son pour chanter la beauté du monde».

A signaler qu’un CD est vendu avec le livre. Il contient des interviews que Bouvier a accordées à la Radio Suisse Romande. Le Genevois y parle de sa passion pour le jazz, la chanson française, la musique classique et le folklore.

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