Nous autres, les ethnocentriques
A travers sa nouvelle exposition, «Nous Autres», le Musée d'ethnographie de Genève évoque la diversité culturelle et le racisme.
Un thème fondamental et classique de l’ethnologie, mis en scène de manière contemporaine et théâtrale. Et, au final, un message d’ouverture et d’humanisme.
La porte du musée s’ouvre et déjà on entre dans le vif du sujet. Un jeu de miroirs nous renvoie notre propre reflet, entouré par des figurines du monde entier. «Le visiteur fait partie lui-même de la diversité culturelle», commente Philippe Mathez, conservateur et commissaire de l’exposition.
Après plusieurs mois de travaux, le Musée d’ethnographie de Genève (MEG) a choisi de renaître avec ce thème classique de l’ethnologie, le rapport à l’autre, et une exposition inspirée par l’un des maîtres de la branche, Claude Lévi-Strauss.
Babel, le scandale de la diversité
Ce voyage vers l’autre débute par la Tour de Babel, épisode de la culture judéo-chrétienne qui marque le stade de la confusion des langues et de la dissémination des peuples sur la Terre. «Ce mythe rappelle que la diversité culturelle est quelque chose d’impensable et reste un scandale auquel on ne s’habitue pas», ajoute Philippe Mathez.
Si la diversité culturelle dresse des barrières, elle offre aussi une grande richesse. La musicalité et la poésie de la langue incomprise, par exemple, illustrée dans l’expo par des dizaines de tubes colorés qui diffusent des comptines et des berceuses dans une cinquantaine de langues différentes.
«C’est très beau à écouter, observe le conservateur, mais on ressent aussi une grande frustration, puisqu’on aimerait pouvoir comprendre ce que racontent ces histoires. En fait, la diversité est à la fois quelque chose de riche et d’encombrant.»
Le cocon de l’ethnocentrisme
Devant nous, un long tunnel blanc ouatiné. Le cocon de l’ethnocentrisme. «Lorsqu’on est entre soi, au sein d’une communauté, on tend à considérer qu’on est les seuls humains. La scénographe a traduit cette idée par un cocon.»
A l’intérieur, une série d’ethnonymes démontrent que l’ethnocentrisme est une attitude universelle. On découvre ainsi que le nom par lequel l’ethnie se désigne elle-même est presque toujours différent de celui que ses voisins lui attribuent. Le premier étant souvent plus valorisant que le second.
Par exemple, le mot «Inuit» signifie «les hommes», alors qu’«esquimau» signifie «mangeur de viande crue». «Autrement dit, les esquimaux sont ceux qui n’ont pas de culture, qui ne savent pas préparer leurs mets, précise Philippe Mathez. Ils sont donc pratiquement réduits au rang d’animaux.»
Et l’ethnocentrisme n’est pas l’apanage des Occidentaux. En Suisse, par exemple, les Alémaniques appellent les Romands «Welsche» – littéralement: les étrangers.
Question de goût
Au-delà du cocon blanc, plusieurs vitrines tendent un piège au visiteur qui pourrait bien être pris en flagrant délit d’ethnocentrisme… Cette décoration nasale utilisée en Papouasie Nouvelle Guinée: aïe, ça doit faire mal! Manger des fourmis? Beurk!
«Ce qui chez nous semble spontanément laid ou absurde sera dans une autre culture un critère d’esthétique ou de bon goût, souligne Philippe Mathez. D’ailleurs, cette attitude d’incompréhension se retrouve dans toutes les sociétés. Nos manières occidentales peuvent aussi choquer d’autres cultures.»
L’exposition cite le témoignage de ces quatre sculpteurs toraja d’Indonésie, accueillis en Grande-Bretagne par un anthropologue, revenus hilares de leur première ballade dans les rues de Londres. Ils ne comprenaient pas pourquoi on promenait des chiens au bout d’une ficelle. L’anthropologue leur a alors rappelé qu’eux ciraient bien les cornes de leurs bœufs, ce qui pouvait paraître ridicule à nos yeux.
Qui est l’autre?
Le rapport à l’autre, c’est aussi et surtout ce besoin de qualifier et de définir l’inconnu.
Est-ce un monstre, un impie, un animal, un primitif ou un modèle? De salle en salle, on découvre les différentes représentations qui ont émergé de l’Antiquité jusqu’à nos jours.
Du monstre qui surgit des bois – représenté ici par des masques exposés au cœur d’une forêt de colonnes vertes – à l’Alien imaginé par la science fiction contemporaine. En passant par l’esclavage ou la conquête des Amériques. Au centre de la salle, une lame métallique traduit la violence de la christianisation qui a conduit à cet ethnocide.
La publicité a également largement contribué à construire le regard qu’on porte sur l’autre. Dans la vitrine, un paquet de cacao Banania. Sur le mur, une affiche de la savonnerie nationale de Genève: un Africain découvre le savon et est immédiatement blanchi.
En face, une photographie de Joséphine Becker. Parce que, toujours dans l’excès, l’autre fascine également. «A tel point qu’il peut devenir un modèle qu’on tendrait à considérer comme préférable au sien», ajoute le conservateur. Plusieurs anthropologues ont eux-mêmes angélisé les ethnies qu’ils observaient.
Décorticage scientifique
La science a, elle aussi, essayé de répondre à cette interrogation obsessionnelle. Anthropologues et biologistes ont voulu comparer, classer, mesurer pour tenter de percer le secret de la diversité apparente de l’homme ainsi que de la diversité culturelle et sociale.
«Pendant longtemps, on a d’ailleurs entretenu une confusion entre ce qui relève de la biologie et ce qui relève de la culture, commente Philippe Mathez. Or certaines expériences ont démontré par la suite qu’un transfuge, un être transposé dans une autre société, adoptait entièrement cette nouvelle culture.»
Cette approche scientifique a parfois été récupérée par des idéologies totalitaires et racistes, rappelle l’exposition. Les théories raciales des Nazis se basaient sur la science pour affirmer qu’une autre race représentait un danger pour le reste de l’humanité.
L’autre, un partenaire
«Heureusement, cette dérive a été contrée de tous temps par des humanistes, constate Philippe Mathez. Durant la période de l’esclavage, de nombreux acteurs se sont mobilisés pour affirmer l’appartenance des esclaves à la même humanité sur la base de critères scientifiques et juridiques.»
«Notre exposition aimerait à son tour être un modeste remède à l’ethnocentrisme, conclut le conservateur. Elle invite au relativisme culturel. Autrement dit, on ne peut pas privilégier une culture plutôt qu’une autre. Après tout, nos différences ne sont que des nuances…»
swissinfo, Alexandra Richard
Jacques Hainard, conservateur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel, dirigera le Musée d’ethnographie de Genève (MEG) dès le 1er février.
Il exercera sa fonction pour une durée de trois ans.
Le MEG a été fermé durant plusieurs mois pour travaux.
Désormais, l’exposition permanente est abandonnée et le nouvel espace est entièrement consacré aux expos temporaires.
La nouvelle exposition, «Nous Autres», est à découvrir jusqu’au 6 août 2006.
Quelques ethnonymes:
– On les appelle Apaches (ennemis). Ils se nomment eux-mêmes Dine (les gens)
– On les appelle Berbères (barbares). Ils se nomment Imazighen (hommes libres, nobles)
– On les appelle Esquimaux (mangeurs de viande crue). Ils se nomment Inuit (les hommes)
– On les appelle Sioux (vipères, ennemis). Ils se nomment Dakota (alliés)
– Ils nous appellent Welsche (étrangers)… Nous nous nommons Suisses romands (Suisses de langue française)
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