«On pense encore à toi, oh Bwana»
De l'Indochine au Congo en passant par l'Algérie, les «colonies» revivent sous nos yeux en 160 pages et une foule d'images grâce à Charles-Henri Favrod. Grand voyageur, le journaliste et écrivain suisse se penche sur ce passé récent à un moment où celui-ci renoue avec l'actualité.
En 1976, «Le temps des colonies», c’était une chanson de Michel Sardou qui défrayait la chronique. Après «Les Ricains», mais surtout «Je suis pour», la pensée bienséante accusait le chanteur de tous les maux. Quitte à en perdre le sens de l’humour.
«Moi monsieur j’ai fait la colo, Dakar, Conakry, Bamako. Moi monsieur, j’ai eu la belle vie, au temps béni des colonies. Les guerriers m’appelaient Grand Chef, au temps glorieux de l’A.O.F. J’avais des ficelles au képi, au temps béni des colonies.»
Et plus loin: «Pour moi monsieur, rien n’égalait les tirailleurs sénégalais, qui mouraient tous pour la patrie, au temps béni des colonies.» Comment a-t-on pu lire cela au premier degré, prendre la charge pour une apologie, et voir ainsi en Sardou un apôtre du néo-colonialisme, le mystère reste entier.
Trente ans plus tard, «Le temps des colonies», c’est un ouvrage du journaliste et écrivain Charles-Henri Favrod. Un livre qui tombe – et ce n’est pas un hasard – au moment où, en France, la loi du 23 février 2005 sur les rapatriés et les harkis évoque le «rôle positif de la présence française» notamment «en Afrique du Nord» (lire l’article ‘Le rôle positif de la colonisation? «Incongru»!’)
«On pense encore à toi, oh Bwana», disait le refrain de la chanson… Si Sardou et Delanoë avaient clairement voulu donner dans l’humour à la fin des années 70, avec une finesse discutable on en conviendra, ce n’est vraisemblablement pas le cas de la législation française.
Un livre d’images
Deux phrases expliquent bien la démarche de Charles-Henri Favrod. Dans la préface, une citation du photographe de l’Ouest américain Henry Jackson: «L’importance de la photographie vient de ce qu’elle a l’importance d’un fait». Et, dans l’avant-propos, une phrase de Favrod lui-même: «Ces images témoignent, au fil du texte, d’une histoire d’il était une fois. Ce qu’il fallait démontrer».
Le lecteur peut alors embarquer dans un voyage qui va l’amener de la Louisiane à la Nouvelle-Calédonie en passant par l’Afrique du Nord, l’Afrique occidentale, Madagascar, l’Afrique orientale, puis l’Inde, Ceylan, l’Indonésie, l’Asie du Sud-Est…
Une déferlante d’images évoquent le choc – parfois silencieux, parfois tonitruant – entre des civilisations millénaires et la démarche à la fois impérialiste et paternaliste de l’Europe toute puissante.
Il y a ce petit cireur, à Alger en 1900, agenouillé devant un Européen en complet et chapeau. Les Africains de Guinée, charmants «sauvages» invités à l’exposition universelle de Paris en 1867. Ou la flotte marchande occidentale traversant un canal de Suez flambant neuf.
Il y a ces représentants d’une mission catholique de Brazzaville mettant en joue, théâtralement, un léopard déjà allongé à terre. Les portraits ethnographico-exotiques de ces êtres étranges dont regorge la planète: jeunes filles zouloues aux seins nus, notables cinghalais impassibles, prostituées de Saïgon douces comme des poupées, miliciens annamites…
Il y a, éclatant de blanc – uniformes, casques coloniaux – le «passage du Gouvernement Général en Gare de Bamako». Ou, saisissante, cette carte postale représentant une exécution capitale en Indochine. Une carte postale que l’expéditeur a signée et annotée d’un très cordial «Bien des choses». On croit rêver.
Un livre de mots
Au fil des pages, Charles-Henri Favrod raconte, à travers les photos (toutes proviennent de sa collection privée), et à travers ses propres mots, qui témoignent de sa large érudition. Une érudition d’historien, mais aussi d’homme de terrain.
L’historien évoque le passage du comptoir à la colonie, les soldats couvrant les marchands, puis l’intrusion de l’Eglise avec, sur ses talons, l’administration, et l’exploitation, souvent la coupe en règle, d’une région.
Il place en opposition ces royaumes qui, durant des millénaires, «durèrent, paisibles, ignorés», lorsqu’il évoque par exemple la région des sources du Nil. Et emmêle habilement les regards d’alors et son propre regard.
Car Charles-Henri Favrod sait décrire un lieu, ses vibrations, son âme. Ainsi, à propos de Zanzibar: «Prisonniers de l’île, peut-être? On avait peine à s’en arracher. Cette éternité de beau fixe, cette souplesse des palmes, cette immobilité de l’air sucré, cette poussière des siècles, tout composait une sorte de philtre paralysant, à la fois bienheureux et maléfique. Où était-on, d’ailleurs? En Afrique, en Asie, hors du temps dynamique. Les horloges s’étaient arrêtées»
«Améliorer leur condition»
A la différence de la loi française de février dernier, qui propose un jugement de valeur dans un cadre dont la subjectivité est en principe exclue, Charles-Henri Favrod écrit un texte personnel, éminemment ressenti, mais qui ne juge pas.
Un texte qui raconte et montre. Comme la photo raconte et montre. Même si, bien sûr, le cadrage d’une image n’est jamais totalement impartial non plus…
Et ce n’est donc pas un hasard si l’ouvrage du fondateur du Musée de l’Elysée à Lausanne se conclut sur ces ‘Instructions à La Pérouse, recopiées et annotées par Loui XVI, qui datent de 1785:
«Il prescrira à tous les gens des équipages de vivre en bonne intelligence avec les naturels, de chercher à se concilier leur amitié par les bons procédés et les égards ; et il leur défendra, sous les peines les plus rigoureuses, de ne jamais employer la force pour enlever aux habitants ce que ceux-ci refuseraient de céder volontairement. Le Sieur de La Pérouse, dans toutes les occasions, en usera avec beaucoup de douceur et d’humanité envers les différents peuples qu’il visitera dans le cours de son voyage. Il s’occupera avec zèle et intérêt de tous les moyens qui peuvent améliorer leur condition.»
swissinfo, Bernard Léchot
«Le temps des colonies», publié aux Editions Favre.
Textes et sélection d’image de Charles-Henri Favrod.
160 pages, format 30 x 21 cm
– Charles-Henri Favrod est né en 1927 à Montreux. Etudes de Lettres à l’Université de Lausanne.
– Journaliste, il arpente les continents et publie notamment «Une certaine Asie», «Le Poids de l’Afrique», «Le Défi du désert, suivi de Retour au Yémen». Il collabore à la presse et à la télévision françaises.
– Il est l’un des intermédiaires officieux entre la France et le FLN algérien à l’aube des Accords d’Evian (1961).
– Il fonde en 1985 à Lausanne le prestigieux Musée de l’Elysée, dédié à la photographie. Depuis, il a été le maître d’oeuvre de deux nouveaux musées de la photographie, l’un à Florence, l’autre à Trieste.
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