Par les chemins de l’espace et du temps
Jean-Claude Mézières est passé à Neuchâtel. Jean-Claude Mézières est le dessinateur de Valérian et Laureline. Et Valérian et Laureline est la meilleure série de SF de la BD francophone. Rencontre avec un géant si accessible, comme le sont souvent les maîtres du 9e art.
L’œil vif, le verbe direct, le trait agile, l’homme porte ses 73 ans avec une sorte de fraîcheur primesautière. Invité par l’Université de Neuchâtel, Mézières a livré quelques-uns de ses enthousiasmes aux étudiants avant de se plier de bonne grâce au rituel des dédicaces. Qui montre que la série se vend toujours bien.
Tout commence en 1967. René Goscinny, alors rédacteur en chef du journal Pilote, commande à Pierre Christin et Jean-Claude Mézières une histoire de science-fiction de 30 pages, à livrer à raison de deux par semaine. «Lorsque Pierre a écrit malhabilement le premier scénario du premier Valérian, on ne savait pas qu’on se lançait sur une grande histoire à suites qui allait durer 45 ans, se souvient le dessinateur. A l’époque, les débutants comme nous ne faisaient pas d’albums et pour moi, 30 pages, c’était déjà un gros travail».
Dessiner des histoires guerrières, ça m’emmerderait. J’ai fait 18 mois d’armée en Algérie et j’ai détesté ça. Pour moi, le futur n’est pas un monde de guerres.
Anti-héros, improbable héroïne
Valérian est agent au service spatio-temporel de Galaxity, capitale de l’empire galactique terrien du XXVIIIe siècle. Il se déplace dans l’espace-temps pour préserver les intérêts de la Terre là où ils sont menacés. Enoncés ainsi, le titre et les fonctions peuvent paraître ronflantes, «mais notre héros n’est pas un vainqueur, un conquérant, un militaire ou un flic, rectifie d’entrée Mézières. C’est plutôt un témoin, qui se balade dans des époques et des lieux différents».
Sa première mission (Les Mauvais Rêves) n’est que temporelle: chargé de capturer un évadé qui s’est réfugié aux alentours de l’An Mil terrien, Valérian y rencontre Laureline, gracieuse sauvageonne à la chevelure de feu, qui commence par lui sauver la vie.
«A ce moment, je ne savais pas du tout qu’on allait la garder, raconte Mézières. Et je ne savais pas bien comment la dessiner… mais le fait est qu’elle n’était pas si mal que ça.» Un avis qui rencontre rapidement celui des lecteurs de Pilote. Leurs lettres, le potentiel du personnage et l’intérêt narratif d’avoir quelqu’un pour dialoguer avec Valérian convainquent le scénariste de faire faire à Laureline le saut pour Galaxity, ou elle deviendra la collègue puis la compagne de l’agent spatio-temporel.
«En ces temps, il n’y avait pas de filles dans la BD, poursuit le dessinateur. On n’avait quasiment que la Castafiore, des concierges [Tintin] ou la maman d’un petit garçon avec un petit chien [Boule et Bill]».
C’est l’époque où Tante Yvonne (Madame de Gaulle) a fait interdire aux libraires d’exposer les albums de Barbarella, première BD pour adultes, dont l’érotisme paraît bien soft aujourd’hui. Le monde des cases et des bulles européennes est dominé par les hebdos belges Tintin et Spirou, qui véhiculent largement les valeurs morales de l’éditeur très catholique du second nommé. «Pas question d’y montrer une jupe trop courte ou un décolleté trop plongeant. Les Belges était plus pros que nous, mais encore plus paternalistes», se souvient le Français Mézières.
Pilier de la série dès la deuxième aventure (La Cité des Eaux Mouvantes), Laureline s’y révèle l’exact opposé d’une jolie potiche: une vraie femme d’action. Et de tête. «Elle pense vite et juste, alors que Valérian est souvent coincé entre les ordres qu’il reçoit de Galaxity et la réalité des choses sur le terrain», note le dessinateur. Et par de nombreux aspects, c’est bien elle qui tient le premier rôle.
Les intégristes ne lisent pas Valérian. Ils ont raison, ça ne leur plairait pas.
«Au nom du Père…»
Lorsqu’ils publient La Cité des Eaux Mouvantes en 1970, Christin et Mézières sont «encore loin de se douter qu’ils feront encore Valérian 20 ans après». C’est donc sans réel souci des conséquences que le scénariste y a introduit un cataclysme nucléaire censé se passer en 1986 et ruiner la civilisation terrienne. Civilisation qui renaîtra de ses cendres pour devenir Galaxity.
Mais au fur et à mesure que la date approche, Pierre Christin réalise qu’il va falloir résoudre le paradoxe. Avec le diptyque Les Spectres d’Inverloch – Les Foudres d’Hypsis (1984-85), il introduit une seconde trame temporelle, dans laquelle le cataclysme n’a pas eu lieu… et où Galaxity n’existe par conséquent pas. De leur qualité d’agents spatio-temporels, Valérian et Laureline deviennent alors des vagabonds de l’espace. Et qui d’autre que Le Tout Puissant pourrait leur rendre leur port d’attache?
Mézières et Christin mettent alors en scène «la rencontre qu’aucun manuel de théologie n’avait prévue». Sur la planète Hypsis, Dieu a les traits d’un Orson Wells fulminant et colérique, Jésus ceux d’un baba cool style Bob Dylan et le Saint Esprit devient une machine à sous un peu détraquée…
Même si l’histoire précise que les membres de cette trinité sont «probablement des imposteurs», c’est tout de même assez gonflé… De quoi risquer la mise à l’index? Rien du tout. Les «faux dieux d’Hypsis» ne suscitent pas la moindre protestation. «Les intégristes ne lisent pas Valérian, en conclut Jean-Claude Mézières. Ils ont raison, ça ne leur plairait pas».
«George Lucas ne m’a jamais téléphoné»
Le public, par contre, ça lui plaît. Traduits en 16 langues, les 22 albums de la série se sont écoulés à 3 millions d’exemplaires, ce qui est énorme pour de la bande dessinée. Qui plus est de science-fiction. Et francophone.
Même s’il reste assez classique, le crayon de Mézières a créé un des univers les plus riches et les plus variés de la SF illustrée, qui n’a pas manqué d’inspirer le cinéma. Les albums de Valérian ont notamment trôné en bonne place sur les étagères des décorateurs de StarWars. Et cela se voit à l’écran.
Ce pillage jamais crédité a passablement irrité Mézières: «George Lucas ne m’a jamais téléphoné. Ça aurait pourtant été gentil de le faire, je parle anglais et je connais bien les Etats-Unis…»
En même temps, la sortie du premier volet de la saga de Luke, Han et Leïa en 1977 a une conséquence directe sur celle de Valérian et Laureline. «Avec ces images de batailles dans l’espace tellement rapides, nous avons vu que nous ne pouvions plus rivaliser», se souvient le dessinateur.
C’est alors lui qui propose à son scénariste de baser une partie des aventures des deux agents spatio-temporels sur Terre à notre époque. Il en sortira les superbes Métro Châtelet Direction Cassiopée et Brooklyn Station Terminus Cosmos, sorte de prélude à Inverloch – Hypsis, qui voient Valérian assister à d’étranges événements entre la France et New York, tandis que Laureline en traque la cause dans l’immensité du ciel.
Et le cinéma finira par rendre à Mézières ce qu’il lui doit. En 1991, Luc Besson lui propose de travailler sur le visuel de ce qui deviendra Le Cinquième Elément. «Les Américains t’ont assez pillé, moi je t’engage et je te paye», lui dit alors le réalisateur qui mettra en scène six ans plus tard les taxis volants que Valérian avait empruntés avant Bruce Willis dans Les Cercles du Pouvoir (1994).
C’est de la science-fiction, peu importent les invraisemblances, du moment que ça marche.
Entre les pages
Et puis en 2009, après quelques millions de mégaparsecs et de nombreux siècles d’histoire parcourus, Mézières et Christin mettent un point final à la série. L’Ouvre Temps, véritable album de famille qui voit réapparaitre à peu près toutes les créatures croisées au fil des mondes et des époques, se conclut sur la résolution des paradoxes temporels, tandis que… (Attention spoiler! ce qui suit révèle un moment-clé de l’intrigue) Valérian et Laureline redeviennent des enfants! Mais oui, c’est de la science-fiction, «et peu importent les invraisemblances, du moment que ça marche», rappelle Mézières.
Lui et Christin n’en ont pas pris leur retraite pour autant. Les deux amis de toujours travaillent actuellement sur une série d’histoires courtes qui replongent dans les albums plus anciens. «On va raconter ce qui s’est passé entre deux pages, dans la pliure d’un livre, ou ‘ce qui se serait passé si’, par exemple Laureline n’avait pas rencontré Valérian, explique Jean-Claude Mézières. Je m’amuse beaucoup à redessiner – en mieux je l’espère – des choses que j’ai faites il y a 30 ou 40 ans. Mais pour voir le résultat, vous devrez attendre encore un peu».
Pas de problème. On attendra…
Trois des raisons qui font de Valérian et Laureline la meilleure série de science-fiction francophone en bande dessinée:
Le couple représente un cas unique dans la BD. Alors que lui est le «bon petit soldat» de Galaxity (un soldat sans armes et assez malhabile au début quand il doit en utiliser une), l’exécutant efficace à qui on dit ce qu’il a à faire, elle est véritablement la tête pensante. La rebelle aussi. Ne venant pas du futur mais du Moyen Age, elle fait plus facilement fi de la discipline et du protocole un peu coincé de Galaxity.
L’univers visuel. Toujours précis, le dessin de ce grand maniaque qu’est dit-on Mézières n’en est pas moins totalement délirant. Le bestiaire est d’une richesse rare: shingouz ailés à trompe, goumoun aux allures de gros nounours et aux dents tranchantes ou glapum’tien en forme de pieuvre débonnaire, rapide comme l’éclair et télépathe côtoient toutes sortes de races plus ou moins humanoïdes qui évoquent tantôt les elfes des forêts, tantôt la noblesse des plus anciennes tribus d’Afrique.
La diversité des mondes et des architectures est elle aussi infinie, le tout rehaussé par les teintes d’Evelyne Tranlé, «la meilleure des coloristes», comme le dit en toute objectivité Mézières de… sa propre sœur.
Les thèmes. Le voyage temporel et la manipulation du temps sont omniprésents dans la série, mais lorsqu’ils voyagent dans l’espace, les deux agents se retrouvent souvent confrontés à des dictatures, des injustices, des inégalités. Toujours en phase, parfois en avance sur l’actualité, Pierre Christin prévoit dès 1970 une catastrophe nucléaire et climatique (La Cité des Eaux Mouvantes), parle d’écologie et pose la question de la surexploitation des ressources d’un monde (Bienvenue sur Alflolol 1972), renvoie dos à dos machistes et féministes (Le pays sans Etoile 1972), dépeint les Nations Unies du cosmos (L’Ambassadeur des Ombres 1975), ridiculise les super-héros, le totalitarisme, le communisme et le new age (Les Héros de l’Equinoxe 1978), dénonce la vacuité du pouvoir de la télévision (Les Cercles du Pouvoir 1994), pastiche les monarchies pétrolières et pose la question du coût humain de l’énergie (Otages de l’Ultralum 1996) ou place Belzébuth en personne à la tête d’une multinationale sans scrupules (Par des Temps Incertains 2001).
Laureline, c’est juste la rencontre de Laure et de Line. Il suffisait d’y penser, mais Pierre Christin a été le premier, en 1967 lorsqu’il cherchait un prénom «à la fois médiéval et doux» pour son héroïne. Un prénom enregistré pour la première fois à l’état-civil l’année suivante et que portent aujourd’hui plus de 2000 femmes en francophonie, toutes âgées de moins de 43 ans. «Et ça, ça nous fait toujours très plaisir», reconnaît Jean-Claude Mézières.
Valérian n’est pas une invention de la série. C’est la forme anglaise de Valérien, prénom d’empereur romain. Il existe aussi dans les pays de l’Est, avec un «W» (que l’on pense au cinéaste polonais Walerian Borowczyk). En donnant ce nom à son héros, Christin pensait d’abord à Valéran (sans «i»), prince d’Eurafrique, personnage de La Plaie, magistral space-opera de Nathalie Henneberg paru en 1964. Il y a aujourd’hui aussi près de 2000 Valérian en France, et l’immense majorité a moins de 43 ans.
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