Pourquoi les Suisses sont-ils experts dans la prévision des avalanches?
En Suisse, l’observation et la prévision des avalanches remonte à plusieurs siècles. Cette tradition vivante est candidate au statut de patrimoine culturel immatériel attribué par l'Unesco. Reportage à Davos, où fut fondé en 1936 le premier institut au monde pour l'étude de la neige et des avalanches.
«Qu’arrive-t-il à la neige fraîche quand elle touche le sol ?» demande Gian Darms, prévisionniste d’avalanches à l’Institut de recherche sur la neige et les avalanches (SLFLien externe) à Davos. De la neige jusqu’aux genoux, les autres membres du groupe gardent le silence, alors que le ronflement des télésièges se fait entendre au loin.
«Les bras des cristaux se brisent», répond finalement un participant. «Bravo», dit Gian Darms.
Le groupe d’hommes en tenue de ski se trouve dans un champ de neige juste en dessous du sommet du Weissfluhjoch de 2692 mètres au sud-est de la Suisse (webcamLien externe).
Entre les questions sur la neige et les conditions météorologiques, ils recueillent et notent tour à tour la température de l’air, la profondeur de la neige fraîche et d’autres informations clé, comme le montre ce reportage de SFR.
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Les secrets de la couche de neige
Les huit étudiants qui suivent cette formation continue sur les avalanches – employés de remontées mécaniques, employés communaux et personnes intéressées – font partie du réseauLien externe d’observateurs d’avalanches établi de longue date par l’institut. Depuis 1945, date à laquelle le SLF a pris la relève de l’armée, il est chargé de produire un bulletin national d’avalanche biquotidien à partir des données recueillies par 200 personnes formées à cet effet et 170 stations de mesure automatiques disséminées dans les Alpes suisses.
Une fois les mesures de base complétées, les pelles à neige émergent des sacs à dos et en moins d’une minute, le groupe a creusé une tranchée profonde pour faire un « profil de neige » afin d’examiner une coupe transversale du manteau neigeux. Agenouillés, ils plantent leurs doigts dans la neige à la recherche de couches faibles qui pourraient représenter un risque d’avalanche.
«Pouvez-vous voir les cristaux ronds? Ça correspond au manteau neigeux d’aujourd’hui?» demande Gian Darms. Les participants regardent les cristaux des différentes couches à travers des loupes.
«La gestion du danger d’avalancheLien externe» fait l’objet d’une demande conjointe présentée l’année dernière par la Suisse et l’Autriche pour obtenir le statut de patrimoine culturel immatériel auprès de l’UnescoLien externe. La décision devrait tomber en novembre prochain.
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«La menace collective que font peser les avalanchesLien externe a donné naissance en Suisse et en Autriche à des formes communes de gestion du risque constitutives d’identité. Un vaste savoir empirique a ainsi été transmis au cours des siècles. Ces connaissances ancestrales évoluent sans cesse en combinant des pratiques historiques aux techniques les plus pointues», plaide la Suisse dans son argumentaire.
Datant de la Seconde Guerre mondiale, le service d’alerte aux avalanches du SLF est un exemple évident de ce transfert de connaissances.
«Mon père a été observateur pendant 35 ans. Je m’y suis lancé il y a sept ans. J’aime la précision du travail, ce qui est typique de notre mentalité suisse», raconte Reto Wicki, agriculteur de Sorenberg, un village entouré de sommets de 2000 mètres au sud-ouest de Lucerne.
Au fil des décennies, les observateurs sont venus de tous horizons – des moines aux femmes au foyer – mais ils sont de plus en plus employés des domaines skiables et des communes de montagne.
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Travaillant du 1er novembre au 30 avril, les observateurs se lèvent généralement vers 6 heures du matin pour tester la neige fraîche et recueillir d’autres données, qui sont envoyées par ordinateur à l’institut SLF pour être transformées en prévisions et modèles quotidiens détaillés. Toutes les deux semaines, ils réalisent des profils de neige pour voir comment le manteau neigeux a changé pendant l’hiver et pour examiner les couches faibles. Les observateurs sont rémunérés en fonction de la quantité d’informations qu’ils fournissent – en moyenne 3000 francs suisses pour cinq mois de travail.
«D’autres pays ont des réseaux d’observateurs, mais la densité de notre réseau et son niveau de formation et d’expertise sont uniques», affirme Gian Darms.
Il admet que les observations humaines peuvent avoir des défauts et poser problème, tout comme le fait de trouver des remplaçants et d’obtenir des mesures dans des régions éloignées. Alors, pourquoi ne pas simplement remplacer les humains par d’autres stations de mesure automatiques?
«Non seulement les humains observent, mais ils interprètent aussi les données. Par exemple, un observateur peut voir si des fissures de neige apparaissent. À une certaine altitude, il pourrait y avoir un problème de neige glissante. Ce qui nous permet d’anticiper un risque. La dimension locale de l’évaluation du danger d’avalanche permet une synthèse de l’information. Ce que ne pourrait faire une machine», assure Gian Darms.
Recherche
Le système d’alerte n’est qu’une partie du travail de gestion des avalanches effectué par l’institut suisse. Depuis ses originesLien externe en 1936, lorsqu’un petit groupe de chercheurs a emménagé dans le premier laboratoire de neige du Weissfluhjoch, le SLF est devenu un institut renommé de prévision et de recherche, employant près de 150 personnes.
«L’institut a été fondé pour répondre à des besoins concrets. Les compagnies hydroélectriques, les chemins de fer et le tourisme voulaient vraiment être sûrs en hiver, précise Jürg Schweizer, chef du SLF. A l’origine, les Chemins de fer de la Bernina et rhénans n’obtenaient une licence que pour l’été. Ils n’étaient pas en mesure de gérer les risques d’avalanche. Au début du XXe siècle, ils poussaient pour le tourisme et voulaient garder les routes ouvertes. Ces exigences pratiques ont favorisé la recherche dans ce domaine.»
Aujourd’hui, l’institut peut se vanter d’une myriade de projets scientifiques de classe mondiale allant de la modélisation 3D des avalanches à la neige de laboratoire en passant par l’utilisation de drones pour cartographier l’épaisseur de la couche de neige. Tous les deux ans, les chercheurs testent leurs théories et recueillent de nouvelles données en déclenchant une énorme avalanche sur leur site d’essai de la Vallée de la Sionne en Valais.
Les experts du SLF admettent que l’expérience des avalanches acquise dans les Alpes suisses n’est pas si différente de celle vécue en Autriche et en France. Mais ce qui rend l’approche suisse de la gestion des risques d’avalanche si unique, c’est sa longue histoire – en grande partie écrite – et son niveau de sophistication.
Des ouvrages tels que Die Lawinen der Schweizer Alpen (1888) et Statistik und Verbau der Lawinen in den Schweizeralpen (1910) écrit par l’inspecteur fédéral des forêts Johann Coaz continuent d’être considérés comme des documents de référence précieux par les praticiens, notamment pour la création des cartes des risques.
«Je ne suis pas au courant que l’Autriche possède des documents comparables», dit Jürg Schweizer, qui estime que la connaissance de la Suisse en matière de gestion des avalanches est «plus structurée et développée» que celle de sa voisine, en partie à cause des structures de gouvernance différentes.
Et le directeur d’ajouter: «Au XIXe siècle, l’Autriche appartenait à un empire. Je ne sais pas si les villages étaient bien pris en charge. En Suisse, il y a toujours eu un fort sentiment d’auto-organisation, car les villages étaient plus ou moins indépendants.»
Cela dit, l’expérience et les compétences en matière d’avalanches sont aussi le fruit des catastrophes et des accidents qu’elles ont provoqués. Selon Stefan Margreth, ingénieur civil et spécialiste des mesures de protection, l’hiver 1951, les avalanches ont entrainé la mort de près de 100 personnes. C’est le début des mesures visant à atténuer l’impact des avalanches en Suisse. «C’est à ce moment-là que les bulletins d’avalanche, la cartographie des risques et les projets d’atténuation ont vraiment décollé», explique-t-il.
La première carte des risques d’avalanche a été créée en Suisse en 1954. Des structures de défense telles que des ponts en acier et des filets à neige ont poussé au-dessus des forêts à travers les Alpes suisses. Aujourd’hui, ils s’étendent sur plus de 1000 kilomètres et protègent des endroits clé comme la station de Davos.
Pourtant, malgré ces progrès et une masse croissante de connaissances, les experts admettent que les avalanches sont extrêmement imprévisibles et que de nombreuses questions scientifiques demeurent sans réponse, comme la façon dont une fissure se développe dans le manteau neigeux.
«Les avalanches sont très complexes. Aujourd’hui, il n’est pas possible de dire sur quelle pente il y aura une avalanche demain – personne ne le sait vraiment», rappelle Stefan Margreth.
Traduit de l’anglais par Frédéric Burnand
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