«Pierrot le fou» réapparaît sur scène
Le film que Jean-Luc Godard réalisa en 1965 fait l'objet d'une adaptation théâtrale signée Sandra Gaudin.
La metteuse en scène suisse redonne vie à Pierrot et Marianne, un couple aussi improbable qu’attachant, aujourd’hui promis à une tournée romande
Elle l’a appelé pour l’inviter à venir voir le spectacle. Il lui a répondu: «C’est très aimable, mais je ne suis pas disponible pour le moment». De toute manière, Sandra Gaudin ne se faisait aucune illusion. Elle savait que Jean-Luc Godard déclinerait l’invitation.
A la limite, elle le comprend. «Il n’a peut-être pas envie, lâche-t-elle, d’entendre parler aujourd’hui de ça»; «ça», c’est «Pierrot le fou», film que Godard réalisa en 1965 et que Sandra Gaudin adapte au théâtre.
La metteuse en scène vaudoise a pourtant un regret: «Si le cinéaste était venu voir le spectacle, confie-t-elle, il aurait certainement apprécié tous les rajouts littéraires et les multiples clins d’œil à son univers».
«Vous pouvez tout piquer chez moi»
Il faut dire que Sandra Gaudin a enrichi son adaptation théâtrale de plusieurs textes empruntés à Duras, Koltès, Rilke, Lorca… Pour les droits d’auteur, Godard a donné son feu vert. Il a dit à la metteuse en scène: «J’ai tout volé aux autres, vous pouvez tout piquer chez moi».
Afin d’éviter tout malentendu, elle lui alors demandé de lui confirmer cela par écrit. Il l’a tranquillisé en deux mots: «Vous rédigez la lettre et je la signe». Un scénario à la Godard: drôle, incongru, généreux. Un peu comme dans «Pierrot le fou», où le cinéaste joue avec son public de manière surréaliste et affectueuse.
Au service du réalisateur, il y avait donc, en cette année 1965, une vedette: Jean-Paul Belmondo. L’acteur y campait le rôle de Pierrot, un intellectuel contemplatif et lunaire qui, un soir, abandonne sans crier gare femme et enfant, pour rejoindre Marianne une jeune fille impulsive qu’il a autrefois aimée et qui lui préfère la musique et la danse.
Cette histoire, Sandra Gaudin la pose sur scène comme un morceau de vie. A l’instar de Godard, elle ne cherche dans la trame ni début, ni milieu, ni fin. Elle déconstruit, plutôt, pour mieux voir comment les choses sont agencées. Ce qui l’intéresse, c’est le côté mécanique de notre réflexion, «tout ce qui emmène l’individu à penser par clichés».
Comprenez, tout le fatras de connaissances mal assimilées que les personnages se lancent à la figure dans une scène mémorable du film où tous parlent en slogans publicitaires. «C’est cette prétention du savoir que Godard fustige; nous la reprenons après lui», dit Sandra Gaudin.
Trait commun au film et au spectacle: la stigmatisation du mode de consommation, ce dont les gens ont besoin pour «se remplir». «C’est ça l’histoire de ‘Pierrot le fou’, poursuit la metteuse en scène. Marianne, par exemple, se nourrit de jolies robes et de disques. Pierrot, quant à lui, se laisse traverser par la nature. Pour vivre, il a besoin de contempler. Son équivalent aujourd’hui, serait une personne zen».
Godard ne connaît pas les femmes
Rencontre improbable, donc, entre un homme et une femme que Sandra Gaudin fait, néanmoins, exister à sa manière, «plus intense, plus libre», juge-t-elle. A ses yeux, Godard ne connaît absolument pas les femmes. Elle l’a compris quand elle a visionné les films que le cinéaste a tournés dans les années 60. Les scènes d’amour y sont froides, vidées de leurs émotions.
«A cette époque-là, Godard faisait du Brecht. Tout chez lui passait par la distanciation, affirme-t-elle. Un baiser à l’écran avait toujours son contrepoint satirique: une séquence de BD, par exemple».
Beaucoup de spectateurs lui ont dit que sur scène on entend mieux le texte de Godard; que l’adaptation théâtrale valorise les répliques du maître. Elle en tire une fierté. Sa méthode a payé. Elle a demandé aux comédiens «de ne pas baliser d’avance le terrain, d’arriver aux répétitions avec leurs idées, leurs émotions, et de les laisser éclore sur le plateau… naturellement».
C’est ce qu’ils ont fait, et ça a marché.
swissinfo, Ghania Adamo
«Pierrot le fou (pas du sang, du rouge)», recyclage, écriture et mise en scène Sandra Gaudin.
Avec Hélène Cattin, Jean-Paul Favre, Shin Iglesias, Diane Müller, Nicolas Rossier, Christian Scheidt.
A voir au Théâtre du Loup, Genève, jusqu’au 16 février. A l’Espace Nuithonie, Fribourg, du 21 au 23 février. Au TPR, la Chaux-de-Fonds, le 28 février.
Metteuse en scène et comédienne vaudoise, elle suit les cours du Conservatoire de Lausanne puis termine ses études à l’INSAS, à Bruxelles.
Après sa formation, elle crée et coécrit des spectacles, dont «Camping et petites fourmis» qui reçoit un prix de la Société Suisse des Auteurs.
Parallèlement, elle joue sous la direction de Denis Maillefer, Nicolas Rossier et Geneviève Pasquier.
Avec ses partenaires comédiens, elle fonde la Compagnie «Un air de rien» qui monte des pièces confrontant scène et vidéo.
Le travail sur l’image l’intéresse. Elle réalise des films et joue au cinéma.
Son avant-dernier spectacle, «Je vais te manger le cœur avec mes petites dents», a rencontré en Suisse romande un vif succès.
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