La Suisse détiendrait la clé d’œuvres volées par les nazis
Plaque tournante pour la vente et le transfert d’œuvres d’art pillées par les nazis, la Suisse serait à même de combler des lacunes permettant la restitution de ces œuvres. Selon des experts interrogés par swissinfo.ch, les documents mis en ligne à cet effet par le gouvernement ne suffiraient pas.
Le temps est compté pour les survivants des familles juives dont les collections d’art ont été pillées ou confisquées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme les demandes de restitution deviennent plus complexes et couvrent différentes juridictions, de nombreux héritiers renoncent à faire les démarches.
En juin dernier, l’Office fédéral de la culture a mis en ligne une série de documents et d’informations pour faciliter la coordination des efforts des musées et chercheurs dans l’identification de l’art spolié par les dignitaires nazis. Pendant ce temps, le monde de l’art, lui, continue de proposer, de vendre et de transférer des œuvres d’art qui ont été volées pendant la guerre.
L’hebdomadaire allemand Focus a révélé cette semaine la découverte en 2011 par des agents des douanes allemandes d’un trésor de plus de 1400 œuvres d’art moderne (Otto Dix, Picasso, Matisse, Chagall, entre autre) et ancien (Canaletto) dont la valeur totale pourrait dépasser le milliard de dollars.
Comme le précise Focus, les œuvres d’ art ont été acquises par le marchand d’art Hildebrand Gurlitt pendant la période nazie. Le ministre de la propagande du IIIe Reich, Joseph Goebbels, l’avait chargé de vendre à l’étranger les œuvres d’un art qualifié de dégénéré par la propagande nazie et saisies chez des collectionneurs juifs persécutés.
Hildebrand Gurlitt avait vendu certaines de ces œuvres pour son propre profit, tout en achetant à bas prix des œuvres à des marchands d’art juifs contraints de vendre leurs biens.
Après la chute du IIIe Reich, le marchand a déclaré que sa collection avait été détruite par le bombardement de Dresde en février 1945. Il a continué son activité de marchand d’art jusqu’en 1956, année de sa mort lors d’un accident de la route.
C’est sa collection qui a été retrouvée en 2011, dissimulée dans un appartement à Munich occupé par son fils Cornelius Gurlitt, suite à un contrôle douanier à son retour de Suisse.
Selon l’hebdomadaire Focus, la galerie Kornfeld à Berne était la destination que Cornelius Gurlitt avait donnée aux enquêteurs de la douane qui l’avaient contrôlé en septembre 2010 dans un train Zurich-Munich avec 9000 euros en liquide sur lui, point de départ de toute l’histoire.
La galerie Kornfeld a réagit en assurant n’avoir rien à voir avec ce voyage de Cornelius Gurlitt en Suisse, tout en précisant que le dernier contact qu’elle a eu avec le fils du collectionneur remontait à 1990.
swissinfo.ch
Selon les experts interrogés par swissinfo.ch, la Suisse ferait partie du problème, mais aussi de la solution. Si la preuve documentaire de ventes ayant eu lieu sur le sol suisse pendant et après le régime nazi apparait, les doutes qui polluent le monde de l’art pourraient être en partie comblés, rendant impossible pour les propriétaires actuels d’ignorer l’origine des œuvres en leur possession.
Sur les 600’000 œuvres d’art pillées durant la période nazie de 1933 à 1945, on estime que 100’000 sont toujours portées disparues, mal identifiées ou détournées.
De récentes campagnes d’identification et de restitution sont pourtant confrontées à la résistance croissante des institutions d’art. Et ce au motif que la preuve de l’expropriation est incomplète, que trop de temps s’est écoulé et que les chefs-d’œuvre appartiennent de toute façon au domaine public.
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Les musées suisses face au pillage nazi
Faire la lumière sur les archives
Comme terre de refuge pour les familles juives et leurs biens, mais aussi de marchands d’art sympathisants des nazis, la Suisse est devenue une importante plaque tournante des ventes d’art pendant et après l’époque nazie.
Plusieurs galeries suisses, y compris Gutekunst Klipstein (aujourd’hui Kornfeld ) à Berne, Fischer à Lucerne et Fritz Nathan à Zurich ont organisé de grandes ventes et des mises aux enchères qui ont permis à d’innombrables œuvres d’art d’être transférées à l’étranger, principalement aux États-Unis. Les experts soupçonnent que leurs archives, ainsi que celles de Bruno Meissner et des frères Moos, détiennent les réponses sur les conditions dans lesquelles les œuvres ont été proposées à la vente.
«Au lieu de lancer un site web, les Suisses devraient ouvrir leurs archives», réagit Raymond Dowd, un expert américain, spécialiste des obstacles juridiques à la récupération œuvres d’art volées.
Raymond Dowd qui travaille pour un important cabinet d’avocats américain, a conseillé les héritiers de l’artiste de cabaret autrichien Fritz Grünbaum arrêté par les nazis en 1938, mort dans le camp de Dachau en 1941.
En 1998, sous la direction des États-Unis, 44 pays ont signé un accord pour promouvoir l’identification et la restitution de l’art spolié par les nazis. Un texte établissant les Principes de Washington.
N’étant pas contraignantes, ces règles ont été largement inefficaces. Quinze ans plus tard, malgré la volonté politique manifestée en Allemagne, en Autriche, en Hollande, en France et dans une moindre mesure au Royaume-Uni, les recherches de provenance ne sont généralement initiées qu’à la suite de demandes de restitution et sont rarement proactives.
L’Espagne, l’Italie, la Hongrie, la Pologne et la Russie continuent de montrer une franche hostilité à toute forme de restitution, bien que ces pays aient signé l’accord.
Dans le cadre de ce mandat, il n’a pas pu accéder à la documentation qui accompagne la dispersion de la fameuse collection d’art de Grünbaum, dont une partie a refait surface à Berne en 1956.
Malgré leur statut d’art spolié, des peintures et dessins d’Egon Schiele acquis par Grünbaum ont été achetés par le Musée Leopold de Vienne – une fondation privée détenue par le gouvernement autrichien – et plus de 10 musées américains qui ont choisi d’ignorer leur provenance. Et ce jusqu’à ce que des réclamations soient lancées.
Raymond Dowd estime qu’en enterrant leurs têtes dans le sable, les musées agissent comme les banques suisses qui ont nié posséder des comptes non réclamés de victimes de l’Holocauste, jusqu’à la publication en 2001 du rapport de la Commission Bergier commandé par le gouvernement suisse. Des banques qui ont finalement donné leur accord à un règlement de 1,25 milliard de dollars en faveur des héritiers survivants.
Pourtant, la Suisse n’a pas chômé durant toutes ces années, selon Benno Widmer, directeur du Bureau de l’art spolié à l’Office fédéral de la culture. Un total de 71 peintures a été restitué à leurs propriétaires dès 1946-1947 et le processus d’identification n’a jamais été interrompu. Benno Widmer souligne que la situation dans les pays occupés par les nazis est plus problématique qu’en Suisse, avec des milliers d’œuvres d’art pillées sans propriétaire connu ou portées disparues.
«Chaque œuvre d’art a sa propre histoire et nous encourageons nos musées à mener des enquêtes», explique le haut-fonctionnaire. En 2010, une recherche sur l’ensemble des musées suisses menée par l’Office de la Culture a pourtant révélé que la provenance de moins d’un quart des œuvres d’art acquises entre 1933 et 1945 avait été clarifiée.
Le but des documents récemment mis en ligne par le ministère en charge de la culture est de permettre l’agrégation des informations disponibles et de promouvoir des contrôles de provenance supplémentaires. «Les musées nous disent que nous leur avons fourni les bons outils », assure Benno Widmer.
Les boîtes noires de l’art
Dans l’anticipation des Principes de Washington en 1998 (voir encadré) les autorités suisses ont mandaté l’historien de l’art et journaliste Thomas Buomberger pour produire le premier rapport officiel sur le rôle de la Suisse comme pays de transit pour les œuvres d’art pillées durant la guerre.
«Il y a clairement une volonté du marché de l’art de mettre sous le tapis l’ensemble du problème», reconnait le spécialiste. Tout en estimant que la Suisse en tant qu’Etat n’a rien à cacher, il estime que les descendants des marchands impliqués dans les ventes d’art spolié pourraient encore être assis sur de précieuses archives, à moins qu’elles n’aient été détruites.
Thomas Buomberger n’est pas convaincu que la recherche des provenances offerte par le site web de l’Office fédéral de la culture suffise: «Aucune loi n’oblige les musées et les marchands d’art à chercher les origines de la propriété. Ils ne voient souvent aucune raison de consacrer leurs fonds à une recherche longue et coûteuse.»
«Les réserves des musées qui n’ont pas encore été examinées et les archives qui ont disparu sont les boîtes noires de monde de l’art », pointe l’historien de l’art.
Thomas Buomberger relève que même l’un des plus grands et des plus prestigieux musées de Suisse – le Kunsthaus de Zurich – ne connait pas le contenu exact de ses coffres-forts. «Malgré l’assurance publique que la recherche en provenance de toutes les oeuvres avait été menée, un ancien vice-directeur m’a récemment déclaré que lui-même n’avait aucune idée de leur contenu», assure Thomas Buomberger.
Des accusations vigoureusement démenties par Björn Quellenberg. Le porte-parole du Kunsthaus de Zurich déclare qu’un inventaire complet a été fait en 2007, suite à des recherches antérieures effectuées dans les années 1980 et que les provenances des œuvres d’art acquises par le Kunsthaus entre 1930 et 1950 «peuvent être considérées comme irréfutables.»
Thomas Quellenberg relève que le Kunsthaus, en raison de son statut d’association de droit privé, n’alimentera pas la base de données officielle suisse, ce qui est d’ailleurs également le cas des maisons de vente aux enchères.
Fondations «créatives»
Selon Jonathan Petropoulos, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, les spoliations n’ont pas pris fin avec la Seconde Guerre mondiale: «Même s’il y a une plus grande transparence en ce qui concerne les comptes bancaires, les coffres des banques et des ports francs sont encore des refuges pour les biens volés. Après la guerre, beaucoup d’objets d’art volés ont été déplacé de Bavière et de l’Autriche au Liechtenstein et en Suisse.»
«Des fondations ‘créatives’ ont été constituées. Elles ont fourni un moyen de cacher l’art pillé», souligne Jonathan Petropoulos, en citant l’exemple de Bruno Lohse (voir article connexe) et Ante Topic Mimara.
Le chercheur américain relève également que l’augmentation exponentielle de la valeur des œuvres litigieuses fait monter les enjeux.
Les pièces manquantes
Même s’il y a eu d’importantes récupérations des collections d’art dispersées, comme celle du marchand d’art Paul Rosenberg (une histoire racontée par sa petite-fille, la journaliste Anne Sinclair, dans 21 Rue La Boétie, un livre publié en 2012), la recherche sur la provenance reste ardue car de nombreuses pièces du puzzle manquent toujours. Plus de 9 réclamations sur 10 sont rejetées chaque année par les tribunaux américains.
Ori Soltes est le cofondateur du Holocaust Art Restitution Project, un forum dédié à aider les demandeurs potentiels. Il souligne dans un entretien téléphonique accordé à swissinfo.ch que l’attention du public international a été cristallisée par les demandes de restitution pour les tableaux de classe mondiale.
Il prédit que lorsque les tiroirs seront finalement ouverts dans les musées, une deuxième vague de peintures, dessins et estampes va apparaître, sans parler des immenses bibliothèques de livres précieux, qui ont également disparu pendant la guerre.
La valeur émotionnelle de ces objets pour les familles juives spoliées dépasse de loin leur valeur de marché, souligne Ori Soltes: «Tant que les recherches appropriées n’ont pas été faites, les musées américains font tourner les chariots autour d’eux.»
Plus surprenant, un certain nombre de musées américains sont en train de prendre des mesures préventives pour obtenir des ordonnances judiciaires qui confirment leur propriété légitime. Et ce, malgré les lacunes sur la provenance et avant même que des demandes de restitution ne soient émises. C’est ce qu’a fait le musée Guggenheim de New York pour Le Moulin de la Galette de Picasso ou le Musée des Beaux-Arts de Boston pour Deux nus, une toile d’Oskar Kokoschka datant de 1913.
Une porte-parole du MoMA de New York a du reste récemment déclaré que c’était le devoir d’un musée envers le public que de conserver la propriété de telles œuvres.
De son coté, Thomas Buomberger estime que la relance de la dynamique créée par les Principes de Washington doit venir des États-Unis, le pays où se trouve une grande partie de l’art volé par les nazis.
«Nous devons nous rappeler nos obligations morales», lance l’historien suisse de l’art pour inciter la Suisse à fournir les pièces manquantes permettant de déterminer la provenance des œuvres.
De fait, en juillet de cette année, l’Association fédérale du Barreau américain a appelé à «la création d’une commission du Congrès pour résoudre les problèmes d’identification et de propriété relatifs aux œuvres d’art confisquées par les nazis, en application des principes de la Conférence de Washington ».
Benno Widmer rappelle que le Conseil fédéral (gouvernement suisse) a réaffirmé son engagement: «Les travaux se poursuivront jusqu’à ce que nous connaissions l’histoire de ces œuvres d’art ».
(Traduction de l’anglais: Frédéric Burnand)
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