Plusieurs villes suisses dépoussièrent leur passé colonial
Une relecture de l'histoire liant plusieurs villes suisses à l'ère coloniale s'impose. Mais comment encadrer - sans les déboulonner - des symboles qui continuent de faire débat?
Portant haut l’identité de grosses fortunes de jadis, statues, bustes et noms de rues ne cessent de faire tache en Suisse. Dix ans après l’émergence du mouvement Black Lives Matter (la vie des noirs compte), et trois ans après la mort de George Floyd aux États-Unis, des villes poursuivent le travail de recadrage de leur histoire liée à l’ère coloniale.
Entre les 17e et 19e siècles, Zurich, Berne, Genève ou encore Neuchâtel ont bénéficié des largesses de bienfaiteurs. Mais leurs noms restent directement ou indirectement associés à la traite négrière. En effet, c’est sur le dos d’esclaves que ces derniers s’étaient enrichis par le biais du commerce triangulaire, rapportant sucre, cacao, café et tabac en Europe.
Neuchâtel accompagne
Pour les remercier, ces villes leur ont dédié des monuments imposants. Mais ces empreintes sont devenues encombrantes dans le paysage urbain. D’autant que ces noms ornent souvent les frontons de sites cruciaux. Propriétaire de plantations dans les Antilles et enrichi grâce au commerce des indiennes, Jacques-Louis de Pourtalès a tellement marqué Neuchâtel que son Hôpital principal porte encore son nom.
Autre site litigieux, l’Hôtel-du-Peyrou, du nom de Pierre-Alexandre DuPeyrou, homme d’affaires né au Surinam et dont la fortune devait beaucoup aux plantations de tabac. Des banquets sont actuellement organisés dans cette superbe bâtisse à son effigie, propriété de la ville.
Quant au négociant David de Pury, dont la statue avait été maculée de peinture rouge à l’été 2020, c’est par son entremise que le vent de l’histoire a finalement tourné à Neuchâtel, des pétitions exigeant la pose d’une plaque pour rendre hommage aux victimes de l’esclavagisme.
Devant se confronter soudainement à ce pan de l’histoire, les autorités municipales ont imaginé «un dispositif d’accompagnement». Autrement dit des mesures concrètes pour mieux inclure socialement et culturellement les différentes composantes de la population. «C’est à l’unanimité que l’exécutif a décidé de mener cette réflexion avec les mouvements de la société civile», rappelle Thomas Facchinetti, chargé de la culture, de l’intégration et de la cohésion sociale à Neuchâtel. Depuis, une plaque explicative a été posée devant la statue, resituant le rôle de Pury. Et une exposition au Musée d’histoire s’est intéressée aux routes maritimes.
Ajouter de l’humiliation à l’humiliation
La ville a encore proposé à de jeunes artistes de créer plusieurs œuvres pour qu’un «dialogue» s’établisse entre elles et le bronze de de Pury culminant à plus de cinq mètres de haut. Mais l’une d’elles, une statuette renversée format de poche incarnant le glaciologue raciste Louis Agassiz, ferait peu de poids face à la statue de David de Pury. Cette représentation irrite Kanyana Mutombo, secrétaire général du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-noir (CRAN) à Genève.
«Avec ce genre d’action, on ajoute de l’humiliation à l’humiliation. Où est le dialogue entre de Pury et ceux qui ont fait sa richesse, les esclaves noirs?», lâche-t-il. Lui-même est opposé à ce qu’on déboulonne la statue. «Elle doit garder son lien historique à la ville et au canton. On ne peut donc l’arracher», clame-t-il. Il demande en revanche que «l’autre histoire, celle de l’esclavage des noirs, soit reconnue également», et ajoute «qu’il n’est jamais trop tard pour la mémoire».
Pour compléter son dispositif d’encadrement, la ville a encore inauguré, fin mars, un parcours appelé «Empreintes coloniales». Au moyen d’une application sur son portable, la possibilité est offerte de stationner devant sept sites névralgiques, avec comme point de départ la statue de Pury.
Les villes reprennent la main
Neuchâtel serait l’une des premières villes, du moins au niveau de son exécutif, à endosser la responsabilité d’organiser ce genre de parcours didactique. Mais d’autres parcours sont également visibles à Fribourg, Saint-Gall, Winterthour et Bâle. Cette mission était jusqu’à présent surtout dévolue à des mouvements de lutte antiracisme. C’est le cas à Berne avec le combat engagé depuis 2005 par le groupement Cooperaxion dont le but est de sensibiliser les politiques et la population quant aux implications de leurs villes dans le commerce triangulaire.
«À Genève, où un rapport est attendu prochainement sur les sites litigieux, la municipalité suit une démarche identique et un parcours similaire devrait suivre», assure Matthieu Gillabert, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, consulté à Neuchâtel.
À Genève, c’est surtout la présence de Carl Vogt, savant du 19e siècle aux thèses racistes, qui dérange. En septembre dernier, l’Université a débaptisé le bâtiment qui portait son nom situé sur le boulevard… Carl Vogt. «Nous avons identifié tous les monuments et sites pour décider lesquels posent problème», résume Kanyana Mutombo.
«Traces invisibles» à Zurich
Poumon économique de la Suisse, Zurich a aussi eu droit à son lot de bienfaiteurs. Alfred Escher, fondateur de feu Credit Suisse, a pu par exemple compter sur une famille qui avait thésaurisé grâce au labeur d’esclaves dans leurs plantations en Amérique du Nord. Un million de francs lui ont été légués à la mort de son père Heinrich, sans compter les immeubles. Dans le Kreis 2 (arrondissement) de Zurich par exemple, l’exotique parc Belvoir a été légué par la famille Escher à la ville.
Là aussi, sous l’appellation Zurich coloniale, des universitaires ont fléché un parcours comme à Berne et Neuchâtel. Ici la visite débute à la Villa Patumbah, érigée en 1885, l’une des plus opulentes de Zurich. Mais derrière cette bâtisse se dissimule le nom de Karl Fürchtegott Grob, l’un des Zurichois les plus riches du 19e siècle via le tabac de Sumatra.
Les autorités municipales ont décidé de prendre ce printemps le taureau par les cornes en consacrant jusqu’à mi-juillet une exposition sur ces empreintes laissées dans l’espace. Elles s’incrustent à l’Hôtel de Ville de Zurich sous l’intitulé «Blinde Flecken» (traces invisibles).
«Les liens avec les colonies ont contribué à l’essor de la ville comme métropole économique. Mais cette ascension avait son prix. La Paradeplatz représente symboliquement cet essor et celui d’un système qui a apporté la prospérité, mais qui a aussi fait ses victimes», résument les commissaires de l’exposition dans leur catalogue. Des débats sur «l’héritage amer du cacao» sont agendés. Et des enseignant-e-s discuteront prochainement des possibilités de transformer notre société contemporaine en apportant un éclairage critique sur cette période.
Réparations ou non?
Tous ces efforts pour redorer le blason des villes «ne suffisent pas à réparer le passé, mais c’est un début», avance l’historien et activiste saint-gallois Hans Fässler. Il compte sur le soutien de personnalités telles que l’ex-procureur tessinois Dick Marty, les cinéastes Markus Imhoof et Fredi M.Murer ou le sociologue Jean Ziegler, pour mener son combat à la tête du Comité suisse pour des réparations pour l’esclavage.
Selon lui, les villes n’ont pas traîné pour revisiter leur passé. «De grands progrès ont été réalisés depuis vingt ans dans cette prise de conscience postcoloniale. Mais on peut toujours en faire plus. Si la majorité des historien-ne-s saluent ce retour, beaucoup vont même jusqu’à observer ici une arrivée de l’histoire, car cette prise de conscience n’existait pas avant. Mais sans Black Lives Matter, nous n’en serions pas là», dit-il.
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La Suisse et ses colonies
Reste que réparer est un processus long et complexe. «Et effacer ces traces n’est jamais une solution. Chaque cas doit être pris à individuellement lors de l’analyse des lieux de mémoire et des représentations problématiques», poursuit Hans Fässler. Selon lui, l’alternative est la suivante: soit on muséifie un monument, soit on le contextualise sur place.
«L’esclavage fut un crime contre l’humanité qui exige une réparation matérielle et immatérielle. Idem pour la Suisse qui en a largement profité. Mais ces réparations doivent être le résultat d’un dialogue entre la descendance qui a bénéficié de ce système et la descendance des personnes qui avaient été exploitées», enfonce-t-il.
Interrogé, Thomas Facchinetti, affirme qu’à Neuchâtel «aucune prétention matérielle n’a été demandée» à ce stade à sa connaissance. Et le thème n’a pas été débattu. Il évoque plutôt «une reconnaissance et une sensibilisation à tous les échelons», en particulier parmi les écoles.
Texte relu et vérifié par David Eugster
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