Biens juifs pillés par les nazis: les lents progrès de la Suisse
Il y a 20 ans, la Suisse signait à Washington un accord international non contraignant incitant les musées à identifier des œuvres d’art spoliées par les nazis. Même si les Principes de cet accord sont inégalement appliqués, l’évolution générale va vers une plus grande transparence.
En décembre 1998, la Suisse acceptait les PrincipesLien externe de Washington avec 43 autres Etats. L’objectif déclaré était d’identifier l’art spolié par les nazis dans les collections et de chercher des «solutions justes et équitables» avec les héritiers des propriétaires juifs de l’époque.
Alain Monteagle s’est battu pendant plus d’une décennie pour récupérer un tableau de l’artiste britannique John Constable au Musée des Beaux-Arts de La Chaux-de-Fonds (canton de Neuchâtel) qui avait appartenu à sa famille. «La Vallée de la Stour» avait été confisqué par le régime de Vichy à Nice, dans la maison de son arrière-grand-tante juive Anna Jaffé, morte en 1942. Le musée de La Chaux-de-Fonds avait ensuite récupéré le tableau dans le cadre d’une donation.
Quand Alain Monteagle s’est approché pour la première fois des représentants de la ville, ceux-ci ont refusé de restituer le tableau, tout en reconnaissant qu’il avait été volé. Ronald Lauder, président du Congrès juif mondialLien externe en 2016, avait qualifié cette réponse de «manque troublant de honte». Sous la menace d’un procès, un accord a finalement été trouvé et l’œuvre restituée en mars dernierLien externe.
Les mentalités changent
Non contraignants, les Principes de Washington ont été conçus pour empêcher ce genre de scénario. Du 26 au 28 novembre, des représentants suisses participeront à une conférence à Berlin pour marquer le 20e anniversaire de la signature de ces Principes et pour examiner ce qui a été réalisé jusqu’à présent et ce qu’il reste encore à faire.
En Suisse, les mentalités changent, explique Nina Zimmer, directrice du Musée des Beaux-Arts (KunstmuseumLien externe) de Berne. Le thème de l’art spolié par les nazis a fait les gros titres à maintes reprises; récemment, avec la donation de Cornelius Gurlitt au Musée des Beaux-Arts de la ville, un cadeau controversé que Berne a hésité à accepter.
Nina Zimmer estime que cette affaire a contribué à sensibiliser les gens. «L’ambiance a complètement changé, dit-elle. Beaucoup de nos collègues sont maintenant impliqués dans ce sujet.» Parmi les problèmes du passé, il y avait un manque de financement et un manque d’expertise, souligne encore la directrice.
Une autre pierre d’achoppement est le marché de l’art, où les marchands sont réticents à ouvrir leurs archives à la recherche, explique pour sa part Thomas Buomberger, historien et auteur d’un livre sur les liens entre la Suisse et l’art spolié par les nazis.
Améliorations
Les institutions suisses se sont déjà penchées – du moins dans une certaine mesure – sur les deux premières questions: le Musées des Beaux-Arts de Berne collabore avec l’Université de Berne pour former de jeunes chercheurs en matière de provenance des œuvres d’art et, en 2016, le gouvernement suisse a mis pour la première fois à la disposition des musées des fonds pour financer la recherche sur la provenance.
«Même si ces initiatives constituent un début encourageant, nous avons besoin d’un financement permanent, relativise Nina Zimmer. Pour l’instant, tout est financé par des subventions spéciales et des initiatives de financement ponctuelles.»
L’Office fédéral de la culture (OFCLien externe) a alloué 2 millions de francs à la recherche de provenanceLien externe dans les musées pour la période allant de 2016 à 2020. Les musées doivent présenter une demande sur la base d’un projet et récolter une somme équivalente à la subvention publique auprès de sources indépendantes.
Les douze premiers projets lancés au cours des deux premières années sont en grande partie achevés et les résultats ont été publiés, selon l’OFC. Benno Widmer, chef de sa section Musées et Collections, affirme que la demande de financement a été forte, ce qui donne à penser que les musées prennent de plus en plus leurs responsabilités.
Le Jura, élève modèle
Marc-André Renold, professeur de droit de l’art à l’Université de Genève et avocat qui a représenté Alain Monteagle face à La Chaux-de-Fonds dans l’affaire Constable, cite un autre cas en Suisse romande comme exemple de l’évolution des attitudes au cours des dix dernières années.
Le canton du Jura a reçu un tableau de Gustave Courbet, un paysage jurassien d’une valeur d’environ 300’000 francs, à titre de donation en 2015. Il ne figurait pas dans le catalogue officiel de l’œuvre de l’artiste, et lorsque les autorités cantonales ont découvert que le père du donateur avait peut-être acheté le tableau à Düsseldorf en 1939, les signaux d’alarme sont passés au rouge.
Le gouvernement cantonal a alors commandé un rapport d’expertise pour examiner la provenance et l’authenticité. En l’absence de preuve de vol, les autorités ont remis le paysage au Musée jurassien d’art et d’histoire de Delémont, étant entendu que s’il s’avérait par la suite volé, il serait restitué.
Pas très proactifs
«Ils ont fait tout juste», commente Marc-André Renold. Il admet cependant qu’en général, la Suisse aurait pu faire davantage pour mettre en œuvre les Principes de Washington. «Nous ne sommes pas extrêmement proactifs», dit-il.
Par exemple, pour le dernier de ces Principes, le numéro 11, qui préconise des «processus nationaux pour appliquer ces principes, notamment dans la mesure où il s’agit de nouveaux mécanismes de résolution des différends permettant de régler des problèmes de droit de propriété».
La France, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont tous mis sur pied des groupes spéciaux nommés par le gouvernement pour émettre des recommandations sur les œuvres contestées. Cette année, les musées suédois ont demandé au gouvernement d’établir une commission similaire. Pourtant, la Suisse ne l’a jamais fait. Benno Widmer indique que la question a été soulevée au Parlement, mais le gouvernement a répondu qu’il n’y avait pas assez de cas pour qu’un tel groupe en vaille la peine.
Marc-André Renold remarque néanmoins qu’un tel groupe serait utile dans des cas comme celui du Constable d’Alain Monteagle. «Il y a un manque de volonté politique et on ne veut pas mettre d’argent là-dedans, dit-il. Quand nous étions coincés dans l’affaire Constable, nous nous sommes tournés vers Berne et avons demandé de l’aide. Ils nous ont seulement proposés une salle de conférence. Dans ce genre d’affaire, on est seul.»
Des années d’attente
Et comme Alain Monteagle, certains requérants doivent attendre des années. Il y a dix ans, le Musée des Beaux-Arts de Bâle a rejeté une demande des héritiers de Curt Glaser pour plus de 100 œuvres de sa collection, dont des tableaux de Matisse, Chagall et Munch. Pour quitter l’Allemagne en 1933, ce collectionneur juif avait été obligé de vendre sa collection aux enchères à vil prix à Berlin.
Le Musée des Beaux-Arts de Bâle figurait parmi les acheteurs. L’an dernier, la commission d’art de la ville a accepté de réexaminer sa précédente décision. Les résultats du réexamen ne sont pas encore tombés.
Si la Suisse a été lente à appliquer ces principes, c’est peut-être en partie parce qu’elle n’a pas participé à la Seconde Guerre mondiale, explique Olaf Ossmann, un avocat basé en Suisse qui s’occupe des affaires d’art pillées. «Dans l’optique des Suisses, la Suisse n’a même pas participé à la guerre, alors pourquoi devraient-ils résoudre les problèmes des Allemands?», dit-il.
Problème linguistique
Selon Olaf Ossmann, certains marchands et collectionneurs étaient mécontents que le Musée des Beaux-Arts de Berne ait accepté le legs controversé de Gurlitt. La recherche de provenance sur la collection Gurlitt a d’abord été menée en Allemagne, et «ils craignaient que les normes allemandes de recherche de provenance et de restitution ne s’appliquent désormais à la Suisse», dit-il.
Une distinction entre l’approche allemande et suisse de l’art spolié par les nazis est en partie linguistique. En Suisse, le terme «Fluchtgut» (biens pour la fuite) a longtemps été utilisé pour décrire l’art vendu par les Juifs pour financer leur fuite de l’Allemagne nazie ou pour commencer une nouvelle vie ailleurs après avoir perdu leurs autres biens, leurs maisons et leurs moyens de subsistance. En Allemagne, l’expression «art perdu pour cause de persécution» recouvre ces ventes et d’autres ventes forcées ou sous la contrainte.
Les musées suisses ont traditionnellement rejeté les recours pour cause de «Fluchtgut». Mais en avril dernier, l’OFC a publié un glossaire rappelant aux musées et aux collectionneurs que le terme «Fluchtgut» n’est pas un concept internationalement reconnu et qu’il est «ouvert à des interprétations différentes».
Trou noir
Les Principes de Washington n’ont jamais été conçus pour couvrir les collectionneurs privés, et les moyens dont disposent ceux qui veulent récupérer les objets d’art spoliés par les nazis dans des collections privées restent limités. S’ils s’adressent aux tribunaux, les réclamations échouent généralement en raison des délais de prescription.
Mais de plus en plus, les collectionneurs privés à l’échelle internationale sont de plus en plus conscients de la difficulté de vendre ou d’exposer des œuvres dont la provenance n’est pas claire – et en tant que pays riche, la Suisse compte un grand nombre de collectionneurs.
Olaf Ossmann a déclaré avoir été contacté par des personnes privées suisses pour obtenir des conseils. «Les propriétaires privés commencent à vérifier leurs collections, surtout après un héritage, indique-t-il. C’est généralement pour leur propre information, mais c’est un bon premier pas vers une plus grande transparence.»
Cependant, s’ils choisissent de conserver des biens acquis illicitement, les collectionneurs ont à leur disposition des ports francs suisses pour les cacher. Olaf Ossmann les décrit comme «un énorme trou noir dans un monde où tout va vers plus de transparence».
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Ports francs, les coffre-forts des supers riches
(Traduction de l’anglais: Olivier Pauchard)
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