Quand les négationnistes de Suisse sont sortis du bois
Au milieu des années 1990, alors que la Suisse débattait de l’introduction d’une loi contre le racisme, celles et ceux qui remettaient en question les crimes perpétrés cinquante ans plus tôt par les nazis se sont auto-sabotés, à force de haine et de théories du complot.
«La Suisse est sans doute l’un des seuls pays où les négationnistes ont tenté d’influer à ce point sur le débat politique», estime Peter Niggli. Aujourd’hui âgé de 72 ans, il appartenait dans les années 1990 au camp favorable à l’introduction d’une norme pénale contre le racisme et l’antisémitisme. Il y a 30 ans, la Suisse ne disposait d’aucune loi de ce type. De surcroît, elle restait l’un des derniers pays à n’avoir pas ratifié la Convention de l’ONU sur le racisme.
Mais le gouvernement et le parlement suisses s’étaient ralliés à l’idée qu’une telle loi était nécessaire. Pour que la question puisse être réglée par le peuple lors d’un vote, une partie de la droite avait lancé un référendum.
Jusqu’en 1995, seuls des propos discriminatoires prononcés directement à l’encontre d’une personne pouvaient faire l’objet de poursuites en Suisse via le dépôt d’une plainte pour injure, diffamation ou encore atteinte à l’honneur.
Plaque tournante des négationnistes
Lorsqu’elle a fait l’éloge du travail d’un négationniste dans les colonnes de son magazine d’extrême-droite, la Lausannoise Mariette Paschoud ne s’attendait donc pas à devoir répondre de ses actes devant la justice. Au contraire: elle-même a porté plainte pour atteinte à l’honneur contre un journaliste qui l’avait affublée, en 1992, du qualificatif de «Mariette brune».
A l’époque, les milieux niant publiquement ou minimisant l’Holocauste ne comptaient qu’une douzaine de membres dans le pays, selon l’ouvrage de référence Rechte Seilschaften (littéralement «Les cordées de droite»), paru en 1998. Ses auteurs, Peter Niggli et feu le journaliste d’investigation Jürg Frischknecht, y estiment que ces personnes étaient alors «totalement isolées» dans le paysage politique suisse.
Leur ouvrage dresse un inventaire de la droite dure et de l’extrême droite dans les années 1990 en Suisse. «Mis au ban de la société, les négationnistes pouvaient tout de même opérer», explique Peter Niggli à SWI swissinfo.ch. Jusqu’au débat qui a mené à l’introduction de la loi antiraciste punissant pénalement tout négationnisme, leur présence était toutefois passée assez inaperçue.
Mais ailleurs en Europe, poursuit Peter Niggli, la Suisse était perçue comme «une plaque tournante pour les négationnistes». L’équivalent d’une «société boîte aux lettres», selon lui, où se trouvaient des maisons d’édition et des librairies. Depuis cette «base arrière», les théoriciens du mouvement pouvaient diffuser leurs thèses vers les pays voisins sans craindre de répercussions juridiques.
«En Suisse, il n’y a pas de livres interdits»
L’un d’entre eux était Gaston-Armand Amaudruz. En 1946, alors jeune auteur, il s’adonnait déjà dans son journal Courrier du Continent à une réécriture de l’Histoire, allant dans le sens du Troisième Reich. Par la suite, d’autres personnes sympathisantes des thèses nazies ont contribué à sa publication depuis l’Allemagne ou le Canada. Pendant de longues années, Amaudruz était principalement connecté à des négationnistes à l’étranger. Pour l’historien Damir Skenderovic, ses livres ont même constitué une partie du «corpus de la littérature raciste et antisémite de l’après-guerre».
Gaston-Armand Amaudruz envoyait surtout des livres écrits par d’autres à travers toute l’Europe. «En Suisse, il n’y a pas de livres interdits», déclarait-il, vantant le fait que son pays était devenu une plaque tournante de la littérature nazie. «Il était admiré dans les cercles négationnistes», décrit Damir Skenderovic. Loué à l’étranger, Gaston-Armand Amaudruz ne s’est recentré sur la Suisse que dans les années 1980, lorsque les voix réclamant la pénalisation du racisme et de l’antisémitisme ont commencé à se faire entendre au Parlement.
Le 22 juin 1989, la conseillère nationale zurichoise Verena Grendelmeier, membre de l’Alliance des indépendants, a demandé un rapport sur «les activités de l’extrême droite en Suisse». Ce document devait répondre à la question de savoir si de nouvelles lois contre «l’incitation au racisme, les associations racistes et la falsification de l’histoire» étaient nécessaires. En particulier le prétendu «mensonge d’Auschwitz» brandi par les cercles négationnistes. Le climat politique était particulièrement délétère. Une dizaine de jours à peine après l’intervention de la députée zurichoise, quatre personnes d’origine tamoule ont été retrouvées sans vie dans un incendie criminel à Coire, dans les Grisons, dont les causes n’ont jamais été élucidées.
En septembre 1989, le Conseil fédéral s’est rallié à la proposition de Verena Grendelmeier, puis le Parlement a fait de même le mois suivant. En novembre de la même année, le ministre des Affaires étrangères, le Tessinois Flavio Cotti, a cependant remis en question l’existence d’un racisme latent en Suisse, déclarant notamment lors d’un débat télévisé: «Je vous en prie, ne parlez pas de xénophobie dans notre pays». Il avait ajouté que de tels «phénomènes» existaient, mais n’étaient pas représentatifs de «la population générale».
Extrêmes droites coalisées
Journaliste et aujourd’hui politicien chez les Vert-e-s, Hans Stutz observe l’évolution de l’extrême-droite depuis la fin des années 1980. Selon lui, non seulement la police fédérale et le Ministère public ne disposaient à l’époque pas d’outils juridiques suffisants, mais ces instances «étaient peu enclines à reconnaître l’existence de motivations racistes ou d’extrême-droite».
«Si la question d’introduire une loi antiraciste n’intéressait que moyennement les partis politiques dans les années 1980, elle était en revanche au centre des préoccupations des milieux néofascistes», peut-on lire dans Rechte Seilschaften. Certains ont cherché à se tourner vers la realpolitik, mais Gaston-Armand Amaudruz lui-même était conscient que son impact était limité. Lui et les cercles négationnistes n’obtiendraient en tout et pour tout qu’environ 5000 signatures pour ce référendum, soit un dixième seulement des paraphes nécessaires.
Admirateur du tribun de la droite dure zurichoise Christoph Blocher, Amaudruz a été membre, comme Mariette Paschoud, de l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) jusqu’au milieu des années 1990. Il a participé à des réunions du comité durant lesquelles des membres de l’Union démocratique du centre (UDC, droite dure), dont l’entrepreneur schaffhousois Emil Rahm, s’opposaient ouvertement à l’introduction d’une loi antiraciste en Suisse. Mais l’UDC était divisée. La direction nationale du parti y était favorable, alors que certaines sections cantonales s’y opposaient.
Il n’en demeure pas moins que «les milieux négationnistes suisses n’ont jamais été aussi bien organisés qu’à cette époque», rappelle Hans Stutz. La lutte contre l’introduction d’une norme pénale antiraciste les rassemblait». Au plus fort de la campagne pour la votation, ils sont toutefois restés en retrait, «sous la pression du comité de la droite bourgeoise», relève-t-il.
L’accueil réservé par la droite bourgeoise aux négationnistes était en effet assez tiède. Les partis bourgeois voulaient mettre l’accent dans leur campagne sur les blagues racistes et les propos de comptoir déplacés. Leur message central consistait à dire que cette loi pourrait conduire à condamner quasiment tout le monde.
Leurs réserves n’ont pas empêché les cercles négationnistes d’envoyer leur propagande à des milliers d’adresses. Exemple à Winterthour, près de Zurich, avec Max Wahl, qui a passé quinze ans à noircir les pages de sa revue Eidgenoss («Confédéré») de récits sur des conspirations antisémites et autres prétendus «plans de domination mondiale». Il considérait le Zurichois Christoph Blocher comme un «vendu» et qualifiait la loi antiraciste de la «revendication la plus insolente des agitateurs juifs et de leurs affidés».
Des pamphlets tirés à 6000 exemplaires ont également été expédiés, dont quelques-uns ont atterri dans les boîtes aux lettres d’universités qui n’avaient rien demandé. Cette propagande était l’œuvre du «Groupe pour la levée des tabous en matière d’histoire contemporaine», un groupuscule regroupant au début des années 1990 quatre négationnistes, qui rêvaient de remettre en question des réalités historiques lors de débats «pour ou contre» en public.
Jürgen Graf, l’un des membres de ce groupuscule, s’est résolu à ce que ces discussions, si elles n’avaient pas lieu dans les universités, aient lieu devant les tribunaux. Peu avant le vote, il a affirmé souhaiter que cette «loi muselière», selon ses termes, soit adoptée. Il espérait ainsi que ses thèses bénéficieraient d’une plus large attention si elles atterrissaient devant la justice. Les négationnistes auraient pu ainsi profiter de cette publicité pour diffuser leur vision du monde et leurs soi-disant «preuves». Entre 1993 et 1994, Jürgen Graf a publié trois livres niant entre autres l’existence des chambres à gaz à Auschwitz.
Par 54% de oui, la norme pénale antiraciste a finalement été acceptée en Suisse en automne 1994, avant d’entrer en force le 1er janvier 1995. Un mois plus tard, le Tribunal fédéral a rejeté la plainte de Mariette Paschoud pour atteinte à l’honneur. Dans sa plainte, cette dernière réclamait également «une preuve de l’existence des chambres de la mort». Dans son arrêt, le Tribunal fédéral a mis les choses au point: «Au vu des nombreuses preuves qui existent, demander ‘une seule preuve’ est absurde», ont écrit les juges. Les espoirs des négationnistes de replacer cette question au centre du débat public ont ainsi été douchés.
La plupart des propagandistes de ces thèses ont rapidement disparu après l’introduction de la loi. Max Wahl a cessé de lui-même, au début de l’année 1995, la publication de son magazine Eidgenoss. Gaston-Armand Amaudruz a arrêté lui aussi de publier des listes de livres dans son Courrier du Continent et a purgé par la suite plusieurs peines de prison pour ses déclarations. Pour échapper à un destin similaire, Jürgen Graf s’est quant à lui enfui à Moscou, où il est resté jusqu’à prescription. Il vit désormais retiré à Bâle.
Le camp des négationnistes n’a plus jamais autant fait parler de lui que lors de ce débat politique dans les années 1990, qui s’est soldé par la pénalisation de leurs actes. Il est probable qu’au cours de cette campagne des personnes indécises, mais refroidies par leurs propos, aient finalement jugé cette loi nécessaire.
Traduction de l’allemand: Alain Meyer
Alain Meyer
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