Transformer le bois en carburant: une idée de guerre qui a fait un flop
Rebaptisée Ems-Chemie en 1978, la société HOVAG a été rachetée par Christoph Blocher en 1983. Durant la Seconde Guerre mondiale, HOVAG fabriquait du carburant à base de bois avec l’aide d’experts venus de l’Allemagne nazie.
L’épopée industrielle d’Ems-Chemie a commencé avec la création de la firme HOVAG en 1936, à Ems. En 2023, cette histoire est celle d’un succès. Rebaptisée Ems-Chemie en 1978, l’entreprise grisonne fabrique aujourd’hui des polymères de performance et des spécialités chimiques sur 25 sites de production, dans 16 pays. Le groupe emploie environ 2500 personnes et affiche un chiffre d’affaires net de plus de deux milliards de francs. La société est dirigée par Magdalena Martullo-Blocher, la fille de l’ancien conseiller fédéral Christoph Blocher, qui l’a rachetée en 1983 à la famille du fondateur décédé, Werner Oswald.
Agronome de formation, Werner Oswald crée l’entreprise pour produire du combustible à partir du bois cultivé par les paysans de montagne. Un matériau en perte de vitesse, peu à peu supplanté par le gaz et l’électricité. Le Suisse entend en même temps contribuer à «l’éclaircissement de nos forêts de haute montagne». Dans ce but, il achète à l’ingénieur allemand Heinrich Scholler la licence d’un procédé qui transforme la lignine, un composant du bois, en glucose au moyen d’acide chlorhydrique. Un procédé appelé saccharification. En mai 1936, il fonde la firme Holzverzuckerungs AG, en abrégé HOVAG, dans le but de produire de l’alcool à partir de déchets de bois.
Dès le départ, Werner Oswald mise sur des subventions pour faire tourner l’entreprise, car l’alcool obtenu à partir du bois est beaucoup plus cher que les produits importés. Il rallie à son projet le gouvernement du canton des Grisons, pauvre en industrie, mais riche en forêts. En 1937, les Grisons frappent à la porte du gouvernement fédéral à Berne en promettant de contribuer à hauteur de la moitié d’éventuelles subventions de l’État. Le Conseil fédéral prend son temps pour répondre. Lorsqu’il est enfin convaincu de la faisabilité du projet, la Seconde Guerre mondiale éclate.
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Pour Werner Oswald, la guerre est une chance. L’essence devient une denrée rare, strictement rationnée. Il soumet donc à la Confédération des plans pour produire un carburant de substitution à partir d’alcool et de méthanol. La construction d’une telle usine devait certes coûter six fois plus cher que prévu initialement. Mais l’agronome assure que la production pourra démarrer dans l’année. L’entrepreneur s’avère très bon vendeur. Recourant à un pathos patriotique, il invoque la «force végétale de notre sol» et «l’attachement à la terre» de la population paysanne. Il obtient le soutien de politiciens et des associations automobiles qui poussent le Conseil fédéral à soutenir la production de carburant de substitution. La manœuvre réussit pleinement. Au printemps 1941, la Confédération met à disposition 2,4 millions de francs et le canton des Grisons 1,2 million de francs.
Des experts venus de l’Allemagne nazie
Le 2 août 1941, le premier coup de pioche est donné. La Neue Zürcher Zeitung avertit: «Il faut se dépêcher. Qu’une bonne étoile veille sur l’usine de saccharification du bois à Ems.» Mais le début des travaux n’était que le prélude à une course d’obstacles qui devait durer plusieurs années. Les matériaux de construction sont rares en raison du rationnement imposé par la guerre. Les employés doivent faire leur service militaire et, comme l’industrie suisse manque de savoir-faire, il faut commander la plupart des machines à l’Allemagne nazie. En automne 1942, la production d’alcool commence, mais les spécialistes allemands n’arrivent pas à faire fonctionner l’installation de méthanol. À la fin de l’année, HOVAG n’a livré que 178 tonnes de carburant au lieu des 5000 tonnes prévues par contrat. La Confédération doit lui avancer 6 millions de francs pour compenser le manque à gagner. Lorsqu’en 1943, elle livre seulement la moitié de la quantité prévue, le Conseil fédéral s’impatiente et exige la fin «d’incertitudes angoissantes, d’espoirs et de promesses toujours déçus».
En août 1944, trois ans après le début des travaux, la production de «l’eau d’Ems», surnom du carburant de substitution, démarre enfin. Malgré le retard, Werner Oswald fait un rapport où il glorifie son action. «Les nombreuses difficultés ont été surmontées grâce à nos propres moyens. Nous avons résolument assumé nos responsabilités.» À ce moment-là, l’effondrement de l’Allemagne est déjà prévisible. Pour HOVAG, cette issue entraîne des conséquences désastreuses. Début 1945, il manque déjà plus de 3000 tonnes de charbon allemand pour la production de méthanol.
Dans le rapport annuel de 1944, publié peu après la fin de la guerre, on peut lire qu’HOVAG avait réussi à «mettre à disposition sa production complète à partir du moment des restrictions et jusqu’à présent, en rendant ainsi rendu un service essentiel à notre pays». En 2011, l’histoire officielle de l’entreprise Ems-Chemie, autorisée et financée par la famille Blocher, diffusait également cette vision des choses. En y regardant de plus près, le bilan est moins glorieux. Outre le grave retard, la construction de l’usine a coûté 37 millions de francs au lieu des 15 millions prévus initialement. Le trou dans la caisse a été comblé grâce à l’augmentation du prix du carburant, décidé par les autorités dans le sillage de la guerre. Le projet patriotique de Werner Oswald ne s’est que partiellement réalisé. La transformation du bois «indigène» exigeait des droits de licence annuels de 100’000 francs versés à l’Allemagne nazie, pour l’utilisation de la formule. L’«eau d’Ems» était ainsi tributaire des spécialistes, des machines, des matériaux et du charbon de l’Allemagne nazie, ainsi que de la pyrite de l’Espagne de Franco.
Même l’argument de vente selon lequel HOVAG soutenait les paysans de montagne grisons ne résiste pas à l’examen des faits. Pendant la guerre, le bois était plus demandé que jamais en tant que source d’énergie. HOVAG a donc dû s’en procurer à prix d’or dans toute la Suisse.
Après la guerre
En mars 1946, la fin du rationnement de l’essence sonne le glas du modèle commercial d’HOVAG. Mais la situation de l’usine d’Ems reste enviable. Les installations sont amorties, tandis que les dettes ont été épongées grâce au prix de vente élevé du carburant. Mieux encore: le groupe bénéficiait d’une garantie d’achat de l’État. HOVAG a livré à la Confédération la quantité totale de 100’000 tonnes de carburant jusqu’en 1956. En 1949, celui-ci coûtait presque dix fois plus cher que l’essence importée. Non seulement ce prix remboursait les coûts complets de production, mais il assurait les dividendes versés aux actionnaires et permettait de dégager des fonds pour la recherche.
Afin de poursuivre des activités sans le soutien économique de la Confédération, HOVAG était obligée de développer de nouveaux produits. Werner Oswald mise sur les engrais, les fibres synthétiques et les matières plastiques, sans renoncer au carburant. Il engage d’anciens spécialistes du centre d’essais de l’armée allemande de Peenemünde pour concevoir une fusée propulsée grâce au carburant d’Ems. L’engin devait être vendu à l’armée suisse. HOVAG a également développé un granulé de napalm appelé «Opalm» à mélanger avec de l’essence d’Ems. Mais les deux produits se sont avérés trop chers pour le gouvernement suisse.
Dès 1952, la quantité totale de carburant prévue par la garantie d’achat d’État est pratiquement livrée. Werner Oswald prévient que, sans autre subvention, il va devoir fermer la majeure partie de l’entreprise. Pour sauver les emplois, le Conseil fédéral accorde d’abord une aide transitoire de deux ans, puis le Parlement suisse approuve, en automne 1955, une aide fédérale supplémentaire d’une valeur de 38 millions, sur cinq ans. Les libéraux de droite lancent alors avec succès un référendum contre cette décision.
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Après une campagne de votation acharnée, la décision tombe le 13 mai 1956: les citoyens refusent de continuer à soutenir HOVAG. «Ce matin, un jour sombre s’est levé sur les vallées grisonnes. Ce jour est triste aussi pour de nombreuses familles d’ouvriers dont le sort a été scellé hier par le peuple suisse qui a rejeté la poursuite de la saccharification du bois par HOVAG», se désole la Bündner Zeitung. La presse de la région se montre convaincue qu’à Ems, la ruine attend l’usine. Werner Oswald a certes arrêté la saccharification du bois et licencié 150 ouvriers. Mais il a parallèlement continué à faire des affaires, sans subvention.
Par la suite, le bénéfice net a augmenté d’année en année. Dès 1958, la National-Zeitung constate que la reconversion porte «des fruits d’or» et déclare qu’HOVAG est le «miracle économique suisse». Seule la Weltwoche offre un autre point de vue. Le journal affirme que la Suisse avait offert «à ces messieurs d’Ems» une «usine construite avec notre argent. Une fabrique bien équipée, avec des filiales, financièrement puissante et distribuant des dividendes». La Weltwoche se montrait convaincue que «Werner Oswald avait piégé tout le peuple suisse, y compris le gouvernement».
Traduit de l’allemand par Mary Vacharidis
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