Un havre suisse pour écrivains persécutés
Dans le monde entier, des villes accueillent des auteurs persécutés en raison de leurs opinions. La Suisse ne fait pas partie de ce réseau. Des auteurs alémaniques et la ville de Genève veulent corriger cette lacune et présenteront leur projet lors des prochaines Journées littéraires de Soleure.
Naeimeh Doostdar Sanaye était à Kuala Lumpur avec son bébé et son mari lorsqu’elle a reçu la nouvelle: sa demande de refuge avait été acceptée et la ville de Malmö l’invitait, elle et sa famille, à venir s’installer en Suède. Son «sauvetage», la journaliste, autrice et activiste des droits de l’homme iranienne, emprisonnée en 2010, l’a dû au Réseau international des villes refuges («International cities of refuge network», ICORN). Son témoignage a été recueilli par le site internet de cette organisation née en 2006 et basée en Norvège.
Ce que Malmö a proposé à l’autrice iranienne, aucune ville suisse, pour l’heure, ne peut l’offrir. Car la Suisse est totalement absente de la carte de l’ICORN, qui compte actuellement 44 cités refuges dans le monde, de Tromsø (Norvège), à Miami et Mexico, en passant par la Toscane ou Paris.
Pour Adi Blum, musicien, auteur et directeur de l’organisation des écrivains «PEN» de Suisse alémanique, cette absence n’est pas justifiable. «La Suisse est fière de sa tradition humanitaire, explique-t-il. Mais malgré sa richesse, elle ne participe pas à l’ICORN. Il nous a semblé évident qu’il fallait faire quelque chose.»
Plusieurs récits en ligne racontent la naissance du premier «Parlement international des écrivains» (PIE), le 7 novembre 1993, en direct sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte. Le but de ce nouvel organe était de créer un réseau de villes refuges pour les écrivains menacés.
L’idée émanait du sociologue français Pierre Bourdieu, invité ce soir-là avec la romancière américaine Toni Morrisson, Jacques Derrida et, entre autres, Salman Rushdie, qui sera le premier président de ce PIE et qui est menacé, depuis le 14 février 1989, par une fatwa de l’ayatollah Khomeini réclamant son exécution pour blasphème.
Une trentaine de villes européennes ont manifesté leur intérêt pour le réseau, dont Berne et Lausanne pour la Suisse. Peter Schranz, du service culturel de la ville de Berne, se souvient que les doutes sur la qualité de l’organisation étaient devenus de plus en plus forts au fil des années.
«Le deuxième auteur que nous avons accueilli n’était pas menacé dans son pays, dit-il. Quand l’organisation, basée alors à Bruxelles, nous a demandé de lui verser l’argent de la bourse afin qu’elle puisse procéder à une répartition centrale, nous avons décidé de quitter le programme. Mais la prise en charge concrète était de toute façon lacunaire.»
Le Réseau international des villes refuges (ICORN) est né, en 2006 sur les cendres de ce premier réseau, dissous en 2005. Par son professionnalisme, il a permis d’«effacer» les mauvais souvenirs de certaines villes.
Aujourd’hui, l’ICORN compte 44 cités refuge, dans le monde entier, mais surtout en Europe. L’écrivain Russel Banks se dédie actuellement au développement du réseau en Amérique du Nord, qui ne compte qu’une ville refuge (Miami).
En l’état, 81 autrices et auteurs ont déjà été soutenus ou le sont encore par le réseau des villes refuges.
Débat à Soleure
«Nous», c’est un trio formé d’Adi Blum et de deux romancières, Melinda Nadj Abonji et Ulrike Ulrich. En fin d’année dernière, ils ont lancé un appel à micro-financement sur internet. «Nous avons réuni plus de 6000 francs en 40 jours, se réjouit Adi Blum. Cela prouve que notre projet éveille un grand intérêt.» L’Association autrices et auteurs de Suisse (AdS) soutient aussi l’idée.
Le projet sera débattu lors des Journées littéraires de Soleure, qui s’ouvrent ce vendredi 30 mai. Le PEN a invité l’écrivain Chenjerai Hove, qui a pu fuir le Zimbabwe grâce au réseau des villes refuges.
Un dossier comprenant un budget a été envoyé à plusieurs villes et à des fondations. Zurich a décliné, arguant que son programme d’écrivains en résidence couvrait partiellement les besoins d’écrivains persécutés. Berne gère également un tel programme.
La ville de Lucerne, en revanche a réagi favorablement, indique Adi Blum. Contacté, le service culturel municipal ne veut pas se prononcer, car la décision finale n’est pas encore prise. La bourse pourrait être assurée par une fondation culturelle.
Car il ne s’agit pas seulement d’adhérer à l’ICORN (1500 euros par année) et de trouver un appartement pour les écrivains. «Il faut accompagner la personne au quotidien, l’aider dans les contacts avec les autorités, lui faire connaître la culture littéraire suisse, organiser des lectures, des discussions, des rencontres, et la mettre en réseau avec les autres villes refuges. Nous pensons à un poste à 10-15% pour coordonner ces tâches», explique Adi Blum. Le budget de la première année de fonctionnement pourrait ainsi se monter à 136’000 francs.
Leçons d’une première expérience
Le PEN alémanique, comme l’ICORN, veulent ainsi éviter les erreurs qui avaient mené à la faillite d’un premier projet de cités refuges, né dans le sillage de la fatwa lancée en 1994 contre l’écrivain britannique d’origine indienne Salman Rushdie. Mal gérée, l’expérience n’a duré qu’une dizaine d’années. Berne a accueilli deux auteurs avant de quitter le programme, Lausanne un seul.
Née sur les cendres de ce premier essai, l’ICORN a totalement professionnalisé l’organisation du refuge, en amont et en aval. Le choix des «fugitifs» est effectué en commun par le Comité des écrivains en prison du PEN International, qui tient une liste des auteurs persécutés (plus de 800 actuellement).
La collaboration avec les villes membres fait l’objet d’un contrat. Le siège du réseau soutient la ville dans ses démarches, mais c’est à cette dernière de pourvoir aux titres de séjour, aux assurances ou encore à l’octroi d’une bourse.
La durée standard de séjour est de deux ans. «Pour les personnes traumatisées, il faut du temps, relève Helge Lunde, le directeur de l’ICORN, qui connaît les projets suisses. Une année est vite passée.»
Besoins croissants
L’ICORN reçoit chaque année davantage de demandes. «Leur nombre est passé de 40 à 70 en 2013, ajoute Helge Lunde. Nous avons besoin de plus de villes! Mais c’est la qualité qui compte, pas la quantité. Les villes doivent être bien préparées.»
Quant au destin des personnes dont le séjour se termine, il est très divers. «Certains retournent dans leur pays, d’autres obtiennent un titre de séjour ou une autre résidence, souligne Helge Lunde. Pour les autres, nous cherchons des solutions au sein du réseau. Mais les défis sont nombreux, car les difficultés liées aux visas ne vont pas en diminuant…»
Décision prochaine à Genève
Helge Lunde s’est déjà rendu à Genève, où un projet a été lancé il y a plusieurs années. «Il serait très important pour nous que la ville de Rousseau soit membre de notre réseau», avance-t-il. C’est justement là, dans la maison natale de Jean-Jacques Rousseau, que des écrivains persécutés pourraient bientôt trouver un toit.
Devenue Maison de Rousseau et de la Littérature (MRL), l’institution projette de se développer. «Nous prévoyons que les deux derniers étages soient dédiés à des résidences, notamment pour des écrivains en exil», explique Isabelle Ferrari, chargée du dossier ICORN pour la MRL.
«Il est toutefois très important pour nous que Genève s’engage formellement dans cette démarche en rejoignant le réseau ICORN, ajoute-t-elle. Il ne s’agit en effet pas simplement de mettre un appartement à disposition d’un écrivain, mais d’affirmer, publiquement, dans le cadre d’une instance internationale, la volonté de Genève d’être fidèle à sa tradition d’accueil et de refuge.»
Isabelle Ferrari ne le cache pas: «Nous espérons qu’en 2015, Genève devienne la première ville suisse à adhérer à l’ICORN, ce qui ouvrira la voie à de riches collaborations avec, potentiellement une soixantaine de villes dans le monde et conférera une résonnance internationale à nos initiatives.»
Les espoirs de la MRL pourraient devenir réalité. Sami Kanaan, qui sera maire de la ville à partir du 1er juin, confirme vouloir présenter un projet concret pour l’adhésion à l’ICORN d’ici la fin de l’année, avec une possible recherche de fonds extérieurs pour boucler le budget. «Il serait presque absurde que la Cité des droits humains ne participe pas à cette démarche», déclare-t-il.
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