Un pari architectural réussi
Découverte de l’Université de Miséricorde, à Fribourg, le plus bel ensemble en béton armé des années 30 en Suisse.
swissinfo suit ainsi la Société d’histoire de l’art en Suisse (SHAS) qui, à l’occasion de son 125e anniversaire, étoffe son offre habituelle de visites de sites qui valent le détour.
«Miséricorde est le plus beau complexe en béton armé de la Suisse des années 30!» L’enthousiasme d’Aloys Lauper, conservateur adjoint au Service des biens culturels de Fribourg, est communicatif.
«L’Université est construite sur un ancien cimetière, et la grande aula se situe là où se dressait la chapelle-ossuaire des condamnés à mort, d’où son nom de Miséricorde», précise Aloys Lauper.
La principale faculté de théologie
Il ne faut pas oublier que, avec ses innombrables couvents, sa cathédrale gothique, son évêché, son séminaire et, surtout, la principale faculté de théologie de Suisse, Fribourg est une sorte de petite Rome.
Ce n’est donc pas étonnant si l’architecte Denis Honegger (associé à Fernand Dumas) a particulièrement soigné la conception de l’extraordinaire chapelle en triptyque qui baigne dans la lumière chaude d’une dalle de verre coloré signée Alexandre Cingria.
En face, arrondie également, une grande porte coulissante en verre sablé, décorée d’une belle ferronnerie, déverse une lumière opaline. Elle permet d’ouvrir l’espace sur l’extérieur et de transformer la chapelle en église.
Entre harmonie et fonctionnalité
Construite à l’époque pour 1000 étudiants, l’Université en compte 9000 aujourd’hui, répartis dans plusieurs bâtiments disséminés çà et là. Et Miséricorde est toujours le noyau de la vie académique de cette ville médiévale de 36’000 habitants. L’endroit regroupe les facultés de théologie, de lettres, de droit et de sciences économiques.
Asymétrique au départ, puis complété au fil du temps, le plan complexe quoique homogène reflète la diversité de la formation universitaire, et se veut pratique. «Chaque bâtiment se caractérise en fonction de sa destination, tout en sauvegardant l’unité d’expression qui lui permet de constituer un tout harmonieux», explique Aloys Lauper.
Le bâtiment central abrite avec majesté l’aula magna, les services généraux, le hall d’honneur surmonté de galeries, puis les bureaux du recteur et des doyens de faculté qui surplombent le parc dans une sorte de «proue de navire».
De chaque côté, galeries aériennes et chemins dallés encadrant des miroirs d’eau conduisent aux deux bâtiments latéraux. Amphithéâtres et auditoires d’un côté; de l’autre, salles de séminaires modulables, cafétéria, chapelle, salle de cinéma et un étonnant pavillon de musicologie en rotonde surmontée d’un dôme.
Les différents espaces sont articulés par des escaliers, couloirs, galeries et, grâce à des jeux de lumière, des zones plus sombres ou plus claires créent une transition selon la fonction du lieu.
C’est ainsi que le verre est décliné sous toutes ses formes: en dalles ou en briques, dépoli ou sablé, sans oublier les claustras qui donnent un petit air «islamique» à certaines façades.
Deux maîtres, un style
Tout en utilisant les techniques de construction modernes de Le Corbusier, Denis Honegger est en même temps resté fidèle au néoclassicisme d’Auguste Perret. Avec ce projet, il (ré)concilie ses maîtres, deux grands noms du 20e siècle, mais aussi deux grands ennemis.
«Miséricorde comporte à la fois les fenêtres verticales de Perret et les fenêtres horizontales de Le Corbusier», s’amuse Aloys Lauper. Du Corbusier, on retrouve encore les passerelles, et des toits conçus comme espace de promenade, jardin ou même solarium! Fermés aujourd’hui pour cause de sécurité, ils rappellent le souci de la nature et du paysage de l’architecte suisse.
De même, l’ossature horizontale et verticale en béton laissée visible est garnie de panneaux préfabriqués, de fenêtres et de claustras qui permettent de subtils jeux de lumière (et donc d’ambiance) à l’intérieur. Le tout en béton brut, retravaillé avec les outils des tailleurs de pierre.
Entre tradition et modernité, Honegger emprunte par ailleurs à Perret son style néo-classique fait de colonnes, caissons, corniches et claustras. Pour nommer cette association, les experts parlent de «néo-classicisme structurel».
Un objectif social
Le souci esthétique apparaît dans chaque détail, notamment dans les boiseries, les meubles et surtout les ferronneries splendides des balustrades. De même, le fond de l’aula magna (qui sert aussi de salle de spectacles) est constitué de deux immenses panneaux mobiles en bronze.
Il s’agissait, à l’époque, de réactiver une tradition qui avait fait le renom des artisans fribourgeois. Les arts ne sont pas non plus oubliés avec, notamment, une grande mosaïque et une belle peinture murale cubiste de Gino Severini.
Les ingénieurs ont également eu la part belle dans cet ouvrage, notamment des ingénieurs de barrages.
Car le complexe de Miséricorde a été construit à une époque touchée par le chômage et le lancement de ce grand projet visait aussi à retenir en Suisse ingénieurs et artisans de haut niveau.
Un coup de bluff
Dans ce contexte, le concours d’architectes était réservé aux Fribourgeois. Comme il était Suisse de l’étranger, Honegger s’est associé à Fernand Dumas. En désaccord avec le projet présenté par ce dernier, il présenta son propre projet de manière anonyme et hors concours… et fut choisi.
Pour Aloys Lauper, «ce choix stigmatise surtout la faiblesse des architectes fribourgeois, empêtrés dans un Heimatstil tardif ou tentés par un néo-classicisme académique aride»… Conclusion: le destin de l’Uni s’est joué sur un coup de bluff.
swissinfo, Isabelle Eichenberger
Fondée en 1889 avec 29 étudiants, Fribourg est la principale faculté de théologie catholique de Suisse.
Dans les années 30, on décide de construire un nouvel ensemble pour 1000 étudiants. Ils sont aujourd’hui 9000.
Construit sur un cimetière et une chapelle, le complexe Miséricorde (1938-1941) est signé Denis Honegger et Fernand Dumas.
Avec ses façades en béton apparent et ajouré et ses jeux de lumière intérieure, le bâtiment a une importance internationale. Il est d’ailleurs protégé.
– Fernand Dumas (1892-1956) a été co-fondateur, avec Alexandre Cingria, du groupe de Saint-Luc visant à rapprocher l’architecture religieuse de la modernité et des fidèles, tout en y intégrant les arts.
– Denis Honegger (1907-1981), né en Turquie de père suisse, a étudié à Zurich puis à Paris, chez Auguste Perret et Le Corbusier. Il vient à Fribourg pendant la 2e guerre mondiale et s’associe au bureau Dumas pour le concours sur l’Université.
– Le projet, hors-concours et anonyme, remporte l’aval du jury, provoquant une polémique au sein des autres architectes fribourgeois.
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