Un petit tour par les WC, pour parler de sa vie
Alain Cavalier affectionne les toilettes, théâtre de «Lieux Saints», son dernier film présenté en compétition internationale à Visions du réel.
Le réalisateur français a choisi ces lieux d’aisance pour y poursuivre sa démarche autobiographique en format vidéo digitale. Interview.
En 2004, Alain Cavalier sortait un journal intime vidéo tourné sur une bonne décennie. Il revient à Nyon avec un film court, une fois de plus centré sur son expérience, saisie au plus près.
Mais cette fois, avec sa camera DV, il a choisi les toilettes. Toilettes de bar, de home, de cimetière, de train, toilettes de Janine, 88 ans. De «magiques endroits, merveilleux endroits».
Des urinoirs et autres chasses mais aussi des toilettes pour femmes. «Vive les femmes, merci les femmes», commente le réalisateur dans un local éclatant de miroirs.
La camera trace les détails, les trous et les frises, chaînes et mégots. Alain Cavalier se met parfois en scène. Toujours, il se dit, par bribes, esquisses, détours, citations.
Le film d’Alain Cavalier ne tombe jamais dans le sordide. Légèreté et humour sont omniprésents. Il y est pourtant question de la vie dans toute sa densité.
Dans ses toilettes, le réalisateur nous parle d’identité, de fumée, de mort, du père, de la mère, de cinéma et de création, d’enfance, de rat mort et de cette bouche de ventilation d’où pourraient sortir des «gaz mortels»…
swissinfo: Pourquoi filmer dans les toilettes?
Alain Cavalier: Mais parce que dans les toilettes, on est seul, on est tranquille, personne ne vous voit. On y fait ce qu’on veut.
swissinfo: Y a-t-il un plaisir à tourner en ces lieux?
A.C.: Supposez que vous êtes dans un café. Vous avez envie de dire quelque chose, vous êtes dans un certain sentiment. Mais vous ne pouvez pas raconter votre vie devant tout le monde. Vous descendez aux toilettes. Et si les toilettes vous plaisent, à ce moment-là, vous y faites votre petit journal.
swissinfo: Les toilettes sont-elles pour vous porteuses d’une symbolique particulière?
A.C.: Ce n’est pas une symbolique, c’est un million de symboles. On les connaît très bien. D’ailleurs, dans le film, il y a cette phrase de Pascal: «Qui fait l’ange, fait la bête»…
Vous avez les moines, dans Rabelais, qui disaient être des mangeurs de merde. C’est à dire qu’on venait confesser ses péchés aux moines, et eux prenaient les péchés.
Ils considéraient que leurs monastères, toujours à part dans les villes, étaient comme les lieux d’aisance dans une maison. Un endroit un peu caché. C’est là où ils officiaient.
swissinfo: Et vous, vous sentez-vous un peu moine aussi?
A.C.: Non. Filmer les autres est très agréable. Ce n’est pas du tout un retirement et une isolation. De temps en temps, il faut s’isoler pour essayer de concentrer son travail cinématographique. Mais je vis de rapports avec les autres. Je filme seul, mais je suis chargé de communication, puisque je filme les autres.
swissinfo: Cette idée du moine qui mange la merde des hommes ne résonne-t-elle pas en vous en tant que cinéaste?
Je ne pense pas. Si! Une école professe qu’un spectacle réussi purge de ce qui encombre l’esprit. Donc aide les gens à vivre. Il purge. Pourquoi pas…
swissinfo: D’où vous vient l’idée de départ du film?
A.C.: Je filme à peu près tous les jours. Mes premières toilettes filmées doivent dater de quinze ans. J’en ai filmé des centaines et des centaines. Je ne fais pas un catalogue de toilettes – des plus misérables aux plus magnifiques – mais un catalogue de l’état où je me trouve dans les toilettes.
swissinfo: Mais pourquoi cela?
A.C.: L’enfance. Quand on est enfant, on se retire du regard des parents, des autres. Dans les toilettes, on a sa petite vie personnelle, secrète et cachée.
swissinfo: D’accord, mais pourquoi parler de «Lieux Saints», titre du film?
A.C: Ce sont des lieux que l’on dit très triviaux. Mais comme les choses très triviales, c’est la vie. Et la vie est sainte. Ce peut donc être aussi des lieux saints.
swissinfo: Votre mère est morte en cours de tournage. Dans le film, vous dites que «l’enfant s’est barré avec elle». Vous semblez réjoui de cet état de fait…
A.C.: Non, pas du tout. Je suis même très inquiet. Mes yeux et mes oreilles ont été fabriqués par elle. Quand elle est morte, j’ai eu l’impression de les perdre. J’ai eu l’impression que mon envie cinématographique a implosé.
swissinfo: Cet état d’esprit est encore le vôtre aujourd’hui?
A.C.: Oui, encore. Ma mère est morte il y a un an maintenant.
swissinfo: Quelles difficultés avez-vous rencontré au cours du tournage?
A.C: Quand vous êtes dans des toilettes fermées, ça va. Si quelqu’un frappe, vous pouvez toujours rester. Le problème survient au moment de filmer les urinoirs hommes, qui sont ouverts.
Le dernier plan, je l’ai filmé à genoux devant l’urinoir. Mais j’avais une oreille en haut de l’escalier pour le cas où quelqu’un serait descendu. J’aurais coupé et me serais relevé. Je ne pouvais quand même pas être surpris ainsi…
swissinfo: Des toilettes à l’isoloir pour finir: quel regard portez-vous sur le résultat du premier tour à la présidentielle française?
A.C.: Je considère que le vote est très privé, très intime. Exactement comme dans les toilettes. Je ne fais aucun commentaire.
Interview swissinfo: Pierre-François Besson à Nyon
13e édition de Visions du réel à Nyon du 20 au 26 avril.
Palmarès le jeudi 26.
137 films de 23 pays,
20 films en compétition internationale, dont 3 suisses.
Neuf sections, dont «Regards neufs» (jeunes talents) et «Helvétiques» (dernières nouveautés suisses).
Deux ateliers consacrés à la française Claire Simon et au Hollandais/Indonésien Leonard Retel Helmerich.
Le cinéaste est né en septembre 1931 dans le Loir-et-Cher. Il étudie l’histoire, le cinéma, et devient assistant de Louis Malle, sur «Ascenseur pour l’échafaud» notamment.
Il tourne son premier court-métrage en 1958. Suivent des longs métrages à caractère politique, avec Alain Delon, Romy Schneider ou Jean-Louis Trintignant.
Il connaît le succès à la fin des années 60 («La Chamade» avec Catherine Deneuve). Après une pause, il revient au milieu des années 70. Il cherche de plus en plus à filmer les êtres au plus près.
Il met en scène son intimité sentimentale dans un premier film autobiographique en 1979 («Ce répondeur ne prend pas de message»).
Il obtient le prix Louis-Delluc en 1981 pour «Cet étrange voyage». Avec «Thérèse», sur la jeune carmélite Thérèse de Lisieux, il obtient le prix spécial du jury à Cannes et six Césars.
En 2000, avec «Vies», il devient un «filmeur» à la camera DV. Depuis, il creuse la veine du cinéma du réel, qui fait les beaux jours du festival annuel de Nyon.
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