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Une Suisse tout à la fois Disneyland et foire architecturale

Stanislaus von Moos
«La production de bâtiments toujours plus nombreux et toujours plus originaux est devenue un problème», estime le théoricien de l’architecture Stanislaus von Moos. BAK, Florian Spring

Lauréat du Prix Meret Oppenheim 2023, Stanislaus von Moos voit la Suisse comme une sorte de laboratoire architectural. Un lieu où sont aussi produits une bonne quantité de ratés. Mais qui est Stanislaus von Moos?

Lorsque Stanislaus von Moos rédige son premier ouvrage, il a 28 ans. Il enseigne comme jeune historien de l’art et théoricien de l’architecture au Carpenter Center de l’Université de Harvard. Ce livre, «Le Corbusier: Elemente einer Synthese», est en 1968 la première étude critique globale parue après la mort de l’architecte. Il deviendra un ouvrage de référence.

Lors d’excursions avec ses élèves, von Moos découvre le fatras criard des banlieues américaines. «Le livre ‘Learning from Las Vegas’ des architectes Robert Venturi et Denise Scott Brown fut pour moi une découverte, se souvient von Moos. Ils y développent un vocabulaire qui rend intelligible le quotidien de l’Amérique.»

La logique des lieux étranges et leur beauté pleine de laideur, von Moos apprend à les apprécier. Professeur reconnu, il assimile la Suisse à un «Disneyland», constatant que la culture architecturale y est toujours plus orientée vers le spectacle.

>> Dans la vidéo ci-dessous, le théoricien de l’architecture raconte sa maison:

Contre l’auto-accomplissement architectural

Entre 1983 et 2005, professeur d’art moderne et contemporain à l’Université de Zurich, von Moos marquera des générations d’étudiant-e-s. Beaucoup sont aujourd’hui actrices et acteurs du monde de l’art et de l’architecture. Martino Stierli, par exemple, est conservateur en chef de l’architecture et du design au Museum of Modern Art de New York (MOMA).

En réalité, von Moos aurait aimé être architecte lui-même. Après sa maturité, il a même étudié la matière deux semestres durant à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Mais il doutait de son réel talent pour le métier. Il a opté plutôt pour l’histoire de l’art à l’Université de Zurich et s’est consacré à l’histoire de l’architecture. «Je suis désormais comblé à l’idée de laisser peu de traces matérielles», assure-t-il.

Von Moos supporte mal l’auto-accomplissement architectural. «La production de bâtiments toujours plus nombreux et originaux est devenue un problème», selon lui. Avec l’engouement pour l’architecture suisse dans les années 1970 et 1980 – engouement qu’il a participé à initier comme rédacteur de la revue «Archithese» – les architectes ont soudainement connu la célébrité, à l’échelle régionale et cantonale. Ils et elles ont parfois bâti des édifices gigantesques qu’il aurait mieux fallu ne pas construire.

La richesse du pays ouvre le champ des possibles, estime von Moos. «La Suisse est un peu la foire architecturale de l’Europe. Un nombre incroyable de choses y sont tentées. Avec pour corollaire une masse d’objets aussi onéreux qu’insignifiants. On le voit dans la variété des formes en matière de maisons d’habitation. Plus on s’éloigne des centres, plus le désordre architectural est important», analyse le critique.

KKL de Lucerne
Le Centre de culture et de congrès de Lucerne (KKL) de Jean Nouvel convainc toujours von Moos. Keystone / Desair, Heinz Leuenberger

Von Moos s’abstient d’aller plus avant dans les exemples si ce n’est qu’il mentionne le centre de culture LAC de Lugano. En 2001, 130 bureaux ont participé au concours. L’architecte tessinois Ivano Gianola l’a emporté. Von Moos décrit son ensemble comme «une première ébauche rapide» qui n’a pas été développée sur le plan architectural. Un projet réalisé au stade de l’esquisse, l’argent étant manifestement à disposition.

En Suisse, malgré ses caisses pleines, on est frappé par la remarquable discrétion du secteur bancaire dans le domaine architectural. «Dans ce pays, les banques ne sont pas des commanditaires intéressants, note-t-il. Elles ne laissent guère de traces notables au sein du patrimoine culturel national des septante dernières années.»

De bons maîtres d’ouvrage

Stanislaus von Moos en est convaincu: une bonne architecture ne va pas sans de bons maîtres d’ouvrage. Le centre de culture et de congrès KKL de Lucerne en est une parfaite illustration. Thomas Held a accompagné et contrôlé tout le processus. Vingt-cinq ans après son inauguration, l’imposant paquebot culturel de Jean Nouvel convainc toujours. Dans ses moindres détails.

Stanislaus von Moos ne tarit pas d’éloges devant la précision et le soin apporté à la facture artisanale et à l’audace du projet. C’est justement cette attention vouée à la réalisation qui fait souvent défaut. Même dans les bâtiments du Tessinois Mario Botta, qu’apprécie toutefois von Moos. Selon lui, Botta met l’accent sur la forme et beaucoup moins sur les détails.

Le centre culturel LAC à Lugano
Le centre culturel LAC à Lugano: «un concept grossier et pimpant» trop peu élaboré, selon von Moos View Pictures Ltd

Il en va tout autrement des architectes stars Jacques Herzog et Pierre de Meuron à Bâle. Comme Botta, ils ont construit partout dans le monde, de Paris à Pékin. Mais ils s’en tirent mieux à ses yeux. «Je n’aime pas tout ce qu’ils font. Mais je n’ai encore jamais vu un bâtiment qui n’ait pas été soigneusement pensé et réalisé», assure von Moos.

Avec l’architecte Arthur Rüegg, von Moos s’est aventuré à sélectionner 25 édifices parmi les 570 sortis du bureau bâlois. Rüegg et von Moos éclairent la méthode de conception des architectes et leur vision ambivalente du monde construit. L’ouvrage «Fünfundzwanzig x Herzog & de Meuron» doit paraître au premier semestre de cette année.

Une bonne architecture pour changer le monde

L’intérêt de Stanislaus von Moos pour l’architecture et Le Corbusier en particulier est intervenu très tôt. Responsable du WERK-Gruppe en Suisse centrale, son père a rédigé le premier article sur la Chapelle de Notre-Dame du Haut à Ronchamp. Et à 17 ans, le fils s’est plongé dans «Architektur und Gemeinschaft. Tagebuch einer Entwicklung» de Sigfried Giedion. Une véritable bible où il a mis le doigt sur un auteur écrivant sur des gens avides de changer le monde au moyen d’une architecture digne de ce nom. Le Corbusier y figurant en bonne place.

Avec un ami, von Moos enfourchera sa vespa pour s’en aller découvrir le couvent Sainte-Marie de La Tourette près de Lyon et la «machine à habiter» de la Cité radieuse à Marseille. Von Moos en fait depuis un «lieu de pèlerinage» qu’il revisite tous les cinq ans. Étudiant, il a travaillé comme assistant de Sigfried Giedion et découvert les maisons du Doldertal. Un ensemble d’habitations que Giedion a fait construire par les cousins Alfred et Emil Roth en collaboration avec Marcel Breuer en 1935.

Il faut voir dans ces habitations un manifeste du courant Neuen Bauens en Suisse. Ils célèbrent le confort issu de la lumière et s’ouvrent sur le couvert arborescent du vallon du Wolfbach tout en n’établissant aucune relation avec leur environnement bâti. Depuis 1986, von Moos est lui-même l’habitant d’un de ces immeubles.

Traduit de l’allemand par Pierre-François Besson

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