Qui sont les plus puissants lobbyistes? Les parlementaires eux-mêmes
Les plus grands lobbyistes sont les parlementaires, selon Transparency International Suisse. S’ils restent influencés par des personnes externes, les élus représentent eux-mêmes des intérêts: un changement de paradigme important. Les grandes entreprises aussi font désormais pression via leurs propres collaborateurs et non plus à travers les associations économiques, autrefois très puissantes.
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«Comme s’ils avaient le diable aux trousses»: tel était le titre du quotidien zurichois Tages-Anzeiger lorsque le Parlement suisseLien externe a adopté en mars 2018, dans un délai record d’une semaine, la nouvelle loi controversée sur les assurances sociales permettant aux assureurs de recourir à des détectives privés pour étayer des soupçons d’abus. Pourquoi une telle précipitation, alors que légiférer de manière équilibrée et indépendante compte parmi les plus grandes vertus d’une démocratie? La réponse est simple: la pression des lobbies.
Les assureurs maladie et la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents (Suva) ont mené un lobbying intense pour faire valoir leurs intérêts. Leur but: pouvoir traquer les éventuels fraudeurs, soit les personnes qui simuleraient ou exagéreraient des problèmes de santé et alourdiraient ainsi leur facture.
En cette année d’élections fédérales, il vaut la peine de se pencher sur le mécanisme, car les élus du peuple représentent des intérêts particuliers de plus en plus spécifiques. Les citoyens suisses désigneront, en octobre, leur nouveau Parlement pour une durée de quatre ans. Les 246 membres du Conseil national et du Conseil des Etats actuels comptent plus de 2000 liens d’intérêt avec 1700 organisations, selon une récente étude de l’ONG Transparency International SuisseLien externe. Ces chiffres reposent sur une analyse de la Neue Zürcher Zeitung relative à la législature actuelle.
Ainsi, lorsque les 246 parlementaires débattent d’un projet de loi, quelque 1700 entreprises et organisations sont directement impliquées.
Jusqu’à 200 intérêts particuliers autour de la table
Un parlementaire compte, en moyenne, huit mandats. Le record revient à un député de droite, avec 31 liens d’intérêt, suivi d’un collègue de gauche, qui n’en a «que» 29. Le phénomène a pris de l’ampleur depuis le début du millénaire: entre 2000 et 2011, le nombre moyen de mandats par élu a plus que doublé. De 2007 à 2015, il a bondi de plus de 20%.
En rapport avec la nouvelle loi sur les assurances qui ouvre la porte aux détectives sociaux, figurent les 38 membres des Commissions de la sécurité sociale et de la santé publique (CSSS)Lien externe. Ils entretiennent 90 liens d’intérêt, recense Transparency International Suisse.
La «Commission reine» en matière de lobbying est celle de l’économie et des redevances (CER)Lien externe du Conseil national. Au cours des quinze dernières années, elle a constamment représenté entre 150 à 200 intérêts particuliers. Les groupes de pression tentent donc d’influencer les lois via les parlementaires eux-mêmes au lieu d’envoyer des lobbyistes traditionnels dans la Salle des pas perdus.
En politique suisse, il existe différents types de lobbyistes et d’influences. Un aperçu:
A l’intérieur du Palais fédéral
1 Lobbyistes internes: les parlementaires eux-mêmes représentent des intérêts particuliers.
2 Lobbyistes externes: dans la Salle des pas perdus du Palais fédéral, les associations et organisations, telles qu’entreprises, ONG ou syndicats, mais aussi représentants des cantons, tentent d’influencer les parlementaires et par là même les lois.
Catégories intermédiaires
3 Lobbyistes externes qui entretiennent des liens formels avec le Parlement: les secrétaires des intergroupes parlementaires officiels, par exemple.
4 Lobbyistes externes qui entretiennent des liens informels avec le Parlement: les membres de groupements informels, tels que groupes de travail ou cercles d’influence.
A l’extérieur
5 Des lobbyistes externes invitent les parlementaires à des «séances d’information», à des événements (sportifs par exemple) ou à des voyages.
Pression antidémocratique
«Le système des lobbies en Suisse a atteint des proportions alarmantes», relève Alex Biscaro, directeur général adjoint de Transparency International Suisse et l’un des auteurs de l’étude de l’ONG. «Opaque, non réglementé et déséquilibré dans de trop nombreux domaines, il peut conduire à des risques de pression antidémocratique et de corruption», avertit-il.
Mais pourquoi les parlementaires eux-mêmes s’avèrent-ils des lobbyistes? Le système de milice en est l’une des raisons: les députés sont obligés de travailler à côté des quatre sessions parlementaires annuelles. Un mandat parlementaire représente un taux d’occupation compris entre 60% et 90%, selon une étudeLien externe. Les élus peuvent donc exercer un mandat pour une entreprise en tant que consultant indépendant ou siéger dans un conseil d’administration. C’est non seulement légal, mais également voulu par le système.
«Le lobbying n’est pas mauvais en soi. Il constitue un élément important et légitime de la démocratie pluraliste et du système de milice», déclare Alex Biscaro, militant anticorruption. La Suisse ne dispose délibérément que d’un appareil parlementaire léger, offrant peu de soutien aux politiciens de milice. «Ceux-ci dépendent d’informations concrètes et pratiques. Lesquelles sont souvent fournies par des personnes représentant des intérêts particuliers. Dans l’idéal, le lobbying apporte une expertise et contribue à l’adoption par le Parlement de lois appropriées et applicables», indique M. Biscaro.
Empreinte législative
Reste que, selon le spécialiste, «le lobbying a besoin de transparence et de règles claires. Quelle personne représente quels intérêts: la situation est à clarifier. Sur le plan financier, les revenus provenant de mandats particuliers, doivent être publiés.» Un code de conduite pour les parlementaires et les lobbyistes est également nécessaire, avec des lignes directrices concernant le traitement des conflits d’intérêts ou des avantages offerts, tels que cadeaux ou voyages. S’impose enfin une «empreinte législative», soit un rapport clair et compréhensible faisant la transparence sur les acteurs qui ont influencé le processus législatif, quand et comment. La Slovénie et l’Union européenne montrent l’exemple. «Ils tiennent des registres de transparence précis, fournissant des informations sur les activités des lobbyistes en rapport avec les membres des Commissions et leurs projets de loi.»
Peu de contrôle
Les membres du Parlement suisse font part de leurs liens particuliers dans un registre des intérêtsLien externe. Sans garantie d’exhaustivité toutefois: l’auto déclaration n’a pas besoin d’être complète, car aucune autorité de contrôle n’existe.
Chaque parlementaire peut, en outre, distribuer des badges d’accès à deux personnes de son choix. Les lobbyistes externes se voient ainsi accorder un accès privilégié au Palais fédéral.
Si un député a été «acheté» par des lobbyistes, le Parlement peut lever son immunité. Le cas s’est présenté, pour la première fois, en septembre 2018. Le Ministère public de la Confédération a requis la levée de l’immunité de l’ancien conseiller national Christian Miesch (UDC / droite conservatrice), soupçonné de corruption passive, pour ouvrir une enquête.
Selon le journaliste parlementaire Viktor Parma, la plupart des affaires dans lesquelles les parlementaires se laissent prendre au piège sont, néanmoins, réglées via de «petites voies hiérarchiques», soit des accords à l’amiable.
En Suisse, ce sont précisément les décisions des Commissions qui sont prises en toute opacité. Il s’agit d’un principe quasiment sacro-saint: rien ne sort des salles où siègent les Commissions. Celles-ci concentrent les intérêts particuliers, car elles préparent le terrain: leurs décisions se révèlent souvent déterminantes pour les débats ultérieurs aux Chambres fédérales et un éventuel référendum.
D’après Alex Biscaro, les interventions opaques et délicates représentent un danger pour la démocratie: «Dans le cadre des référendums notamment, l’identité des bailleurs de fonds qui financent les campagnes de votation pour tenter d’influencer l’opinion des citoyens n’est pas dévoilée.»
Lobbying sur mesure
Viktor Parma est journaliste au Palais fédéral depuis environ quarante ans. Avec Oswald Sigg, ancien porte-parole du Conseil fédéral, il a publié en 2011 un livre sur le lobbying traditionnel au Parlement. Selon l’observateur, les tentatives de pression émanent surtout du secteur de la santé et plus particulièrement de l’industrie pharmaceutique: les deux multinationales bâloises Novartis et Roche sont très actives. Les caisses maladie ne sont pas en reste. «Dans le cas de la loi sur la surveillance des assurés, les commissions compétentes des deux Chambres fédérales ont en quelque sorte fait office de bras armé des assureurs», souligne Viktor Parma.
Le journaliste a constaté d’importants changements ces dernières années: le lobbying classique des grandes associations économiques a fait place à l’«individualisation». Les entreprises et les organisations envoient désormais leurs propres collaborateurs à Berne pour influencer les lois en leur faveur. Le secteur financier, autre lobby important au Parlement fédéral, en est un exemple. Auparavant, l’Association suisse des banquiersLien externe était toute-puissante. A la suite de la forte pression internationale ces dernières années, la branche a perdu son unité. «Elle s’est scindée en protagonistes individuels. Les grandes banques et autres acteurs disposent désormais de leurs propres lobbyistes», explique Viktor Parma.
Evolution identique du côté de l’économie, domaine par excellence des intérêts particuliers. L’Union suisse du commerce et de l’industrie, ancêtre d’economiesuisseLien externe, était si puissante que son directeur était autrefois qualifié de «huitième conseiller fédéral». Aujourd’hui, les entreprises agissent de plus en plus seules. «Le lobbyiste d’une association professionnelle classique fait presque pitié, car il doit justifier son existence», indique Viktor Parma.
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(Traduction de l’allemand: Zélie Schaller)
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