Après le vote sur l’AVS, la Suisse verra-t-elle un conflit de générations comme au Japon?
Le Japon a la population la plus âgée du monde. Les préoccupations des personnes âgées y dominent la politique. En Suisse, après le oui à une 13e rente AVS, d’aucuns craignent une situation similaire. Un professeur japonais partage l’expérience nipponne - et a des idées de solutions pour la Suisse et d’autres démocraties.
Sur X/Twitter, une pierre tombale portant l’inscription «Contrat de génération 1948-2024» a été souvent partagée dimanche dernier, jour de la votation. «Le choc des générations», titrait le journal gratuit 20 minutes au lendemain du oui à une 13e rente AVS. «Le contrat de génération tant vanté se transforme en contrat de bâillon», commentait pour sa part le magazine libéral de droite Schweizer Monat.
Chez les moins de 40 ans, environ trois personnes sur cinq étaient opposées à une 13e rente AVS. Ce n’est que dans le groupe des personnes de 50 à 64 ans que l’augmentation de la rente vieillesse a convaincu une nette majorité. Et chez les retraités, cette majorité était écrasante: 78% des personnes de plus de 65 ans qui ont voté étaient favorables à la 13e rente AVS, selon le sondage de suivi du groupe de presse Tamedia.
Le thème de l’équité entre les générations a marqué les dernières semaines en Suisse. Ces lignes de conflit seront-elles comblées après la votation ou un fossé entre les générations est-il réellement en train de se creuser?
La Suisse à la croisée des chemins
«Je crains que la Suisse ne soit sur le point de se transformer en une démocratie argentée, comme le Japon», déclare Manabu Shimasawa au vu des résultats de la votation. Ce dernier est professeur d’économie à l’Université Kanto Gakuin.
Une démocratie argentée? C’est ainsi que l’on appelle une démocratie dans laquelle les générations plus âgées – aux cheveux argentés – sont devenues si dominantes qu’elles déterminent la politique.
Au Japon, c’est une réalité: environ 30% de la population a plus de 65 ans, et la tendance est à la hausse. Les plus de 50 ans représentent déjà 57% de l’électorat. Comme en Suisse, les personnes âgées participent davantage aux élections que les jeunes. Les circonscriptions électorales font en sorte que les voix de la population plutôt rurale et plutôt âgée soient encore plus dominantes.
Cela se traduit également par la difficulté d’une réforme des retraites. Au Japon, la pension légale est liée depuis 2004 à une «Macro-Economic Slide Formula». Celle-ci lie le montant de la pension à l’évolution démographique. Mais selon Manabu Shimasawa, elle n’a souvent pas été appliquée. «C’est parce que tant le parti au pouvoir que le parti d’opposition craignaient de perdre le soutien politique des personnes âgées», explique-t-il.
Le professeur d’économie estime que l’évolution du Japon est inquiétante: «Les réformes qui seraient bénéfiques pour la jeune génération ne sont pas mises en œuvre. Cela a pour conséquence une diminution de la vitalité économique. L’année dernière, le PIB du Japon a été dépassé par celui de l’Allemagne. Désormais, le pays n’occupe plus que la quatrième place au niveau mondial. Dans le même temps, les jeunes sont aux prises avec la charge élevée de la sécurité sociale et le nombre de mariages et de naissances est à un niveau historiquement bas».
Les conséquences de la prédominance de l’âge au Japon
Spécialistes du Japon, Gabriele Vogt et Yosuke Buchmeier sont d’avis que le Pays du Soleil levant offre un aperçu de l’avenir aux autres démocraties vieillissantes. Dans leur articleLien externe de sciences politiques, ils se réfèrent à une étude qui a évalué que les jeunes maires japonais sont plus enclins à dépenser pour le bien-être des enfants et que les maires plus âgés sont plus enclins à distribuer des fonds aux personnes âgées.
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Les deux spécialistes estiment qu’il est possible que la structure d’âge soit également liée à l’endettement massif du Japon. La dette s’élève à deux fois et demie le produit intérieur brut. Mais la pauvreté des enfants, qui est élevée dans les pays industrialisés, ne reçoit pas non plus suffisamment d’attention en raison de la prédominance de la population âgée. Dans le même temps, les thèmes de la protection de l’environnement et du climat ne joueraient pas un grand rôle dans les campagnes électorales, peut-être parce que les voix des jeunes ont peu d’influence.
L’âge moyen des membres de la Chambre basse japonaise était de 55,5 ans à l’issue des élections de 2021. Seule une personne de moins de 30 ans a réussi à décrocher l’un des 465 sièges. Pour se présenter à la Chambre basse, il faut être âgé d’au moins 25 ans et disposer d’un dépôt d’environ 18’000 francs.
Pour le Japon, Yosuke Buchmeier et Gabriele Vogt parviennent à trois conclusions claires: le vieillissement de la population entraîne des conséquences sur la participation électorale, sur la démographie des personnes élues et sur les décisions politiques. «En raison de cette ‘politique des vieux pour les vieux’, les thèmes qui concernent de manière disproportionnée les jeunes générations ne sont pas pris en compte», écrivent les deux spécialistes.
Un parlement suisse toujours plus jeune
En Suisse, il n’y a pas d’évolution dans ce sens dans de nombreux domaines. Certes, la population vieillit, mais parallèlement, le Parlement est de plus en plus jeune. Le Conseil national n’avait même jamais été aussi jeune depuis le 19e siècle. En décembre dernier, l’âge moyen des membres du Parlement était de 49,4 ans. Toutefois, les moins de 30 ans sont tout de même sous-représentés, tout comme les plus de 70 ans.
En ce qui concerne la participation, la jeune génération est tout simplement plus sélective: seul un petit pourcentage des 18-25 ans ne vote jamais. La plupart des jeunes gens ne votent tout simplement pas à chaque fois, comme l’a montré une analyseLien externe réalisée en 2018.
S’agissant du contenu politique, il semble de toute façon difficile de l’attribuer à un groupe d’âge. En Suisse, le thème du climat n’est pas seulement à l’ordre du jour en raison de jeunes activistes, mais aussi de groupes comme les Ainées pour le climatLien externe ou les Grands-parents pour le climatLien externe.
40% des jeunes pour la 13e rente AVS
Selon le sondage de suivi de Tamedia, environ 40% des jeunes ont voté pour l’introduction d’une 13e rente AVS. Ils ont été très présents du côté des soutiens de l’initiative pour la 13e rente. «Ce n’est pas une question de générations, mais une question de justice» a souligné Magdalena Erni, la coprésidente des Jeunes Vert-e-s âgée de 20 ans, lors de l’émission «Arena» de la chaîne publique alémanique SRF.
Le sondage post-électoral de Tamedia vient de montrer que de nombreuses personnes à bas revenus partagent cet avis: parmi les personnes dont le revenu est inférieur à 4000 francs, près de 70% ont voté pour la 13e rente AVS.
Avec la 13e rente AVS, les personnes âgées profitent-elles des jeunes?
Avant la votation, des personnes âgées ont également argumenté contre les intérêts propres de leur génération: «Jeunes, allez voter!». Il est rare qu’une annonce dans un journal déclenche un tel tollé que celle par laquelle un couple de Zurichois âgés a invité les jeunes à voter contre la 13e rente AVS.
«Nous, les personnes âgées, nous en profitons tout de suite, même si la plupart d’entre nous n’en ont pas besoin», ont-ils déclaré pour expliquer leur point de vue. La femme de 63 ans et son partenaire de 71 ans ont fait l’objet d’un grand article et d’une certaine malveillance.
Entre autres parce que ce couple ne prend pas assez au sérieux la pauvretéLien externe des personnes âgées en tant que problème de société: 15,4% des personnes de plus de 65 ans étaient considérées comme pauvres en Suisse en 2021. Ce pourcentage est plus de deux fois plus élevé que le taux de pauvreté parmi les personnes en âge de travailler en Suisse.
La pauvreté est aussi un problème au Japon
Pour les personnes à la retraite aux revenus les plus faibles, la rente AVS est particulièrement importante. Pour beaucoup d’entre elles, cette rente ne suffit pas pour vivre et elles reçoivent donc en plus des prestations complémentaires de l’État, qui font partie de l’aide sociale. Selon l’Office fédéral de la statistique, c’était le cas de 12,5% des bénéficiaires de l’AVS en 2021.
Malgré un personnel politique âgé, la pauvreté des personnes âgées est également plus élevée au JaponLien externe que parmi la moyenne de la population. Le journal économique Handelsblatt a récemment qualifié de système de retraite japonais de «radin plutôt que dispendieux» et s’est demandé pourquoi la crainte d’un effondrement de ce système n’est pas plus grande: la population japonaise vieillit rapidement – et contrairement à la Suisse par exemple, il n’y a guère d’immigration qui puisse rajeunir la population et maintenir une proportion élevée de population active.
L’annonce du couple zurichois a toutefois mis le doigt sur une question: les personnes qui travaillent aujourd’hui – c’est-à-dire «les jeunes» – financent la rente AVS des personnes actuellement à la retraite. Contrairement à la caisse de pension, le deuxième pilier du système suisse des retraites, où chaque personne active économise pour elle-même, selon un système de capitalisation.
L’AVS connaîtra sans doute encore bien des réformes avant qu’une personne aujourd’hui âgée de 18 ans arrive à l’âge de la retraite. La question de savoir ce qu’il en sera de la rente AVS lorsqu’elle aura 65 ans reste ouverte.
Arguments contre un système par répartition
En ce qui concerne le financement de la 13e rente AVS, plusieurs idées sont désormais sur la table. Entre autres, une augmentation de la TVA qui pèserait sur l’ensemble de la population ou une hausse des charges salariales qui pèseraient sur les salariés et les entreprises. La charge pour les salariés augmente-t-elle proportionnellement avec l’augmentation de la proportion de personnes âgées? Et comment peut-on y remédier par une réforme, alors que l’âge médian de la majorité démocratique ne cesse d’augmenter?
Le professeur d’économie et expert en retraite japonais Manabu Shimasawa souhaiterait un système dans lequel la retraite ne serait pas une «affaire intergénérationnelle»: les personnes performantes de chaque génération épargneraient pour leur propre retraite. Ce faisant, ce spécialiste donne du poids à la responsabilité individuelle. Mais le Japon a déjà, comme la Suisse, un tel pilier dans son système de retraite.
Pour qu’une réforme des retraites ne dépende pas uniquement de politiques qui craignent de perdre les voix des personnes âgées, Manabu Shimasawa espère que le Japon disposera de nouveaux instruments démocratiques.
Une nouvelle idée de la démocratie
Pour élaborer une réforme nécessaire, il peut ainsi imaginer une assemblée délibérative dans laquelle seraient représentées, outre les politiques, des figures représentatives de l’économie et des syndicats. Ou bien l’imposition d’une nouvelle idée de la démocratie: «un système qui reflète davantage les voix de la génération qui sera responsable de l’avenir du pays dans la politique et les votes. Par exemple, en faisant voter les parents en plus pour leurs enfants.»
Cette dernière proposition de Manabu Shimasawa ferait exploser le concept démocratique d’«une personne, une voix». Les voix des gens qui ont encore la plus longue vie devant eux devraient compter plus que celles des personnes plus âgées. Il n’est toutefois pas réaliste de penser que cette idée radicale deviendra réalité.
Le professeur d’économie garde toutefois espoir pour la Suisse. Il espère qu’elle tirera les leçons de l’expérience japonaise. «Heureusement, la Suisse n’a pas encore atteint le point de non-retour pour la démocratie argentée». Si la part des retraités dépasse 30% des électeurs, «la démocratie argentée deviendra une menace».
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Texte relu et vérifié par Marc Leutenegger, traduit de l’allemand par Olivier Pauchard/sj
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