Désobéissance civile: quelles limites dans un État démocratique?
Les barrages routiers, sit-in et autres attaques contre des œuvres d’art par des activistes pour le climat questionnent sur les limites de l’action légitime en Suisse et ailleurs. Les juges n’ont pas été cléments - à tort?
Une douzaine de personnes se sont récemment réunies dans une pièce à Zurich pour préparer un crime. Elles se sont introduites dans un supermarché de bricolage au petit matin pour «emprunter» quelques outils, se sont rendues sur la Paradeplatz – le cœur de l’industrie bancaire suisse – ont défoncé le sol avec un marteau-piqueur et ont planté un arbre. Enfin, elles ont accueilli le personnel de l’UBS voisine en leur distribuant des brochures d’information sur le changement climatique et le rôle de la finance dans cette problématique.
L’opération était ambitieuse. Elle n’a pas non plus eu lieu. Les protagonistes participaient à un atelier de «désobéissance civile non violente», organisé dans le cadre d’une conférence du groupe de réflexion de gauche Denknetz. L’atelier, animé par un militant d’Extinction Rebellion et de Debt for Climate, visait à montrer les considérations qui entrent en ligne de compte dans la planification d’une telle opération. Qui conduira? Comment calmer les badauds en colère? Êtes-vous prêts et prêtes à affronter les «montagnes russes émotionnelles» de la violation de la loi?
Et surtout, a questionné le modérateur, êtes-vous prêts et prêtes à en assumer les conséquences?
En effet, à mesure que la désobéissance civile liée au climat s’est répandue ces dernières années, la police et les tribunaux ont réagi en conséquence. Un rapportLien externe (en anglais) publié le mois dernier par le groupe Climate Rights International (CRI) a révélé que dans huit démocraties occidentales – l’Australie, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, la Suède, le Royaume-Uni et les États-Unis – la réponse officielle aux manifestations a souvent été «disproportionnée». Un rapportLien externe (en anglais) des Nations unies publié au début de l’année est parvenu à la même conclusion.
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Linda Lakhdhir, directrice juridique du CRI, explique que la réponse de l’État peut prendre différentes formes. Parfois, dit-elle, la police a fait un usage excessif de la force pour disperser les manifestations et arrêter les activistes, mais sans que cela ne débouche sur des poursuites sérieuses. Ailleurs, en Allemagne par exemple, les organisations militantes ont été directement visées; dans certaines régions du pays, le groupe «Last Generation» a été qualifié d’organisation criminelle.
Elle précise enfin que certains pays ont adopté de nouvelles lois prévoyant de lourdes peines pour les activités de protestation. Au Royaume-Uni, un militant a été condamné cet été à cinq ans de prison pour avoir mis sur pied un blocage d’autoroute – une peine «sans précédent» dans l’histoire des affaires climatiques écrit le CRI. Dans l’ensemble, Linda Lakhdhir a été surprise par l’ampleur de la répression décrite dans le rapport, d’autant plus qu’elle se produit dans des démocraties traditionnellement considérées comme des modèles en matière de respect des droits fondamentaux.
Droits humains et droit pénal
En Suisse, ces dernières années ont été émaillées de cas de désobéissance civile, allant du blocage d’autoroutes à un match de tennis improvisé dans une succursale du Credit Suisse. Et si les tribunaux helvétiques n’ont pas été aussi sévères qu’au Royaume-Uni, le motif de l’effondrement de la planète n’a pas été une garantie d’indulgence. Plutôt que de considérer la menace du changement climatique ou la liberté d’association comme des facteurs atténuants, les tribunaux ont eu tendance à traiter les affaires comme des affaires pénales classiques, selon une étude réalisée en 2023 par les universités de Berne et de Lausanne.
Clémence Demay, co-auteur de l’étude, explique que cela est dû en grande partie au fait que les juges suisses ne connaissent pas ou ne s’intéressent pas à la dynamique entre le droit pénal et celui des droits humains dans ce genre d’affaires. Plusieurs fois, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a présenté un argument pour justifier l’action non violente, en se basant sur le droit à la liberté de réunion et à la liberté d’expression, précise-t-elle. Mais les magistrates et magistrats suisses, souvent formés spécifiquement pour traiter un seul type de droit, ne sont «pas habitués à prendre en compte l’aspect des droits humains».
Pour les activistes, cela n’a peut-être pas abouti à des peines de prison – sauf dans de rares cas – mais signifie des amendes et un casier judiciaire.
Graeme Hayes, professeur de sociologie à l’université d’Aston, en Grande-Bretagne, estime que le fossé entre les droits humains et les condamnations pénales est encore plus grand au Royaume-Uni. Il suit ce type d’affaires depuis une dizaine d’années, et affirme que les protections accordées aux manifestantes et manifestants non violents ont été réduites comme peau de chagrin.
Les juges ont de plus en plus souvent recours à l’accusation de «nuisance publique» pour condamner les activistes, ce qui n’était pas le cas auparavant. Les tribunaux ont également commencé à élargir la définition de ce qui constitue une manifestation «perturbatrice» ou «violente». En septembre, des militantes et militants qui avaient jeté de la soupe sur un tableau de Van Gogh ont été condamnés à des peines de prison pour «dommages criminels», alors que l’œuvre était intacte.
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Selon Graeme Hayes, ces évolutions, qui reposent sur la législation gouvernementale, permettent aux tribunaux de ne pas avoir à prendre en considération une défense fondée sur la liberté d’expression ou de parole – et donc d’imposer des peines plus lourdes. Le fait que des activistes non violents soient aujourd’hui emprisonnés constitue un «énorme changement», ajoute-t-il.
En ce qui concerne les raisons de ce changement, il explique qu’il s’agit d’une réponse directe au mouvement pour le climat et à d’autres mouvements perturbateurs tels que Black Lives Matter. Mais il s’agit aussi d’une tentative de «rétrécir l’espace démocratique» afin d’étouffer les protestations.
La désobéissance civile: un concept débattu
Mais qu’entend-on par désobéissance civile? Hormis l’accord sur la non-violence, il n’y a guère de consensus sur ce qui la rend légitime. De l’essaiLien externe d’Henry Thoreau de 1849 contre un gouvernement autoritaire à l’écritLien externe d’Hannah Arendt sur la désobéissance civile en tant que forme d’action collective, il y a beaucoup de place pour l’interprétation.
Par exemple: les manifestants et manifestantes contre les mesures Covid-19 faisaient-ils de la désobéissance civile? Pendant la pandémie, les fréquents rassemblements contre les mesures prises par l’État ont réuni des personnes désireuses d’utiliser tous les moyens possibles pour mettre un terme à une évolution politique qu’elles considéraient comme autoritaire. Certains et certaines voulaient simplement éviter de se faire vacciner, d’autres s’opposaient à la mise en place et aux conséquences d’un système de certificat Covid.
Selon Clémence Demay, la distinction essentielle réside dans le fait de savoir si une action est fondée sur des motifs personnels – qui profitent à soi-même ou à son groupe identitaire – ou sur des motifs plus généraux visant à modifier une loi ou une situation injuste. Cependant, «la limite est très politique et elle est également instrumentalisée par différents groupes», précise-t-elle.
La tension est aussi évidente dans les débats publics. Les enquêtes, les gros titres et les commentaires en ligne montrent que tout le monde n’est pas ravi de voir son trajet du matin bloqué par des personnes installées sur la route. En Allemagne, l’année dernière, un chauffeur de camion en colère s’en est pris à des militants et militantes et a même failli les écraser. En France, le terme «éco-terroristes» a été utilisé – y compris par le ministre de l’Intérieur – pour désigner les activistes pour le climat qui se sont heurtés à la police.
Les politiciens et politiciennes suisses n’ont pas beaucoup de sympathie non plus pour ce genre d’actions. Alors que la droite parle de comportement «antidémocratique» ou «antisocial», même les Verts de gauche ont tenté de prendre leurs distances avec les manifestations les plus perturbatrices.
N’avez-vous pas déjà assez de droits?
Dans le cas de la Suisse, la situation est rendue encore plus compliquée par le système de démocratie directe. Ici, un argument typique contre la désobéissance civile – y compris de la part des juges – est que les citoyens et citoyennes peuvent lancer des initiatives et des référendums. Pourquoi ne pas collecter des signatures plutôt que de se coller à une route?
Ce n’est pas si simple, répondent souvent les activistes: les institutions sont trop lentes pour ce qui s’apparente à une urgence climatique, et les électeurs et électrices – sans parler du parlement – ne votent pas toujours en faveur du climat.
Pour sa part, Clémence Demay estime que cette idée d’accès démocratique est une «fiction». La Suisse offre une large palette d’options participatives, consent-elle. Mais les facteurs financiers et le rôle des groupes d’intérêt font que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. C’est pourquoi, dit-elle, «la désobéissance civile a un rôle à jouer en tant qu’extension du droit de protester, qui a toujours été le droit le plus accessible pour ceux qui ne peuvent pas participer à la politique institutionnelle». En résumé, «la démocratie n’est pas parfaite, mais la désobéissance civile peut contribuer à l’améliorer».
L’avenir des activistes pour le climat
Clémence Demay pense toutefois que la situation pourrait évoluer en Suisse. Elle ne dispose pas de données pour l’année écoulée, mais elle a constaté que plusieurs acquittements ont été prononcés récemment sur la base d’arguments liés aux droits humains. Entre-temps, les rapports des tribunaux montrent que certains juges sont a minima ouverts à la discussion sur le changement climatique, même si cela ne suffit pas pour abandonner les poursuites. D’autres affaires sont toujours en attente d’appel, notamment devant la CEDH; là, estime Clémence Demay, les activistes lausannois qui jouaient au tennis ont une «réelle chance de gagner».
Ailleurs, Linda Lakhdhir, du CRI, est plus circonspecte. La seule grande tendance qu’elle observe actuellement dans les différents pays est que la situation est «incohérente». Dans de nombreux cas, les défenseuses et défenseurs du climat sont condamnés par un juge avant d’être acquittés par un autre, ou vice versa. Elle cite un cas en Allemagne où un homme de 65 ans a été condamné à près de deux ans de prison pour avoir participé à un barrage routier, alors qu’il avait été acquitté auparavant pour une action similaire.
Quant aux activistes eux-mêmes, ils et elles sont loin d’être confiants. Outre l’essoufflement général du mouvement climatique ces dernières années, de nombreuses personnes évoquent le «chilling effect», c’est-à-dire la crainte des conséquences physiques ou psychologiques d’une action policière et judiciaire musclée. La question de savoir s’il s’agit d’un facteur qui décourage la désobéissance civile n’est pas tranchée; certains et certaines estiment qu’il pourrait plutôt susciter une réaction plus extrême. En Suisse, en tout cas, la stratégie de désobéissance civile demeure – et ne disparaîtra pas de sitôt, selon le groupe de blocage d’autoroutes Act Now.
Relu et vérifié par Mark Livingston et Benjamin von Wyl/ts, traduit de l’anglais par Lucie Donzé/rem
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