«Les tribunaux se prononcent toujours plus souvent sur des questions politiques»
Une initiative populaire demande que les juges fédéraux soient à l’avenir désignés par tirage au sort. Elle veut ainsi renforcer l’indépendance de la justice face aux partis politiques. L’historien et juriste Lorenz Langer explique ici les enjeux démocratiques de ce projet qui remet en question le système suisse d’élection des juges au Tribunal fédéral.
En Suisse, celui qui veut devenir juge à la plus haute instance judiciaire doit, de fait, appartenir à un parti politique. Le Parlement attribue ces postes de manière inofficielle selon un système proportionnel basé sur la force de ces partis. Et lorsqu’ils sont élus, les juges leurs paient une redevance conséquente (de 3000 à 26’000 francs par an, selon la formation). Après quelques années, ils sont soumis à réélection – et dépendent donc à nouveau du soutien de leur parti.
Ce système ne fait pas seulement l’objet de critiques internationales, par exemple de la part du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe. Il suscite maintenant également une opposition dans le pays: un des plus riches entrepreneurs de Suisse et quelques alliées ont lancé la collecte de signatures pour l’«initiative sur la justice». Elle demande que les juges fédéraux soient désignés par tirage au sort (voir infobox).
swissinfo.ch: Lorenz Langer, vous consacrez votre habilitation à la question de l’élection des juges en Suisse. Pourquoi tient-on compte des partis pour désigner les juges en Suisse bien que la loi ne le prévoie pas?
Lorenz Langer: La question fondamentale est de savoir dans quelle mesure la justice a besoin d’une légitimation démocratique ou si, au contraire, l’administration de la justice est une tâche purement technocratique qu’il faut totalement dissocier de la politique. En Suisse, on en est arrivé à la conclusion qu’il y a certains liens avec la politique et qu’ils sont peut-être nécessaires.
swissinfo.ch: On voulait donc que toutes les opinions soient représentées parmi les juges?
L.L.: Exactement. Les tribunaux doivent dans une certaine mesure refléter l’ensemble de l’éventail politique.
swissinfo.ch: Les initiants veulent mettre fin à ce système – en tout cas au niveau fédéral – et demandent que les juges soient choisis par tirage au sort. Cela serait-il plus juste, à votre avis?
L.L.: Pfff, juste, qu’est-ce que ça veut dire? (Il rit) Franchement, l’idée du tirage au sort m’a un peu surpris. On a déjà vu ça dans le passé. Dans l’Athènes antique, les juges étaient tirés au sort. Mais cela a conduit à la condamnation de Socrate. Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment la meilleure solution.
(Il réfléchit longuement)
J’ai un peu de peine avec la désignation par le sort. On dit dans l’initiative qu’il faut tenir compte de la représentation des langues, mais on ne parle pas du genre des juges. Cela pourrait donc déboucher sur un fort déséquilibre entre les sexes. Le principal problème avec la proposition des initiants vient à mon avis de ce que l’admission au tirage au sort doit être «régie exclusivement par des critères objectifs d’aptitude professionnelle et personnelle à exercer la fonction de juge au Tribunal fédéral». Mon habilitation serait bien plus facile à écrire si quelqu’un pouvait me dire quels sont ces «critères objectifs». À mon avis, on ne fait que déplacer le problème d’un échelon.
swissinfo.ch: Vous voulez dire que tout le pouvoir reviendrait à la commission spécialisée mise en place pour décider de l’admission des candidats qui participeront ensuite au tirage au sort. Il n’y aurait pas de garantie qu’elle prenne des décisions équitables.
L.L.: C’est ça. Mais encore une fois: que veut dire ‘juste’? Probablement ‘moins représentatif’ dans ce cas. On s’expose au risque que cette instance soit dominée par certaines couches sociales, des personnes ayant un certain niveau de formation et certaines opinions politiques, et que d’autres milieux y soient sous-représentés.
swissinfo.ch: Le système actuel permet donc mieux de s’assurer qu’il n’y ait pas qu’un seul type de juge, mais qu’on ait une certaine diversité.
L.L.: Oui, il est clair que les juges ont leurs propres opinions politiques, qu’ils les expriment ou non. J’ai toujours un peu de peine quand des juristes affirment que les juristes ne décident que sur la base de critères objectifs. Le juge objectif est un idéal.
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swissinfo.ch: Une illusion?
L.L.: (Il rit) J’ai dit idéal, mais peut-être que c’est aussi une illusion. Avec le système actuel, ce ne sont peut-être pas toujours les meilleurs professeurs et les meilleures professeures qui deviennent juges, mais il permet de s’assurer dans une certaine mesure que l’ensemble de l’échiquier politique soit représenté. Des études menées dans d’autres pays, en Angleterre par exemple, ont montré que la magistrature judiciaire y est dominée par des hommes blancs conservateurs et ne reflète donc pas du tout la société. Et il s’agit précisément de pays où les juges sont désignés par des instances d’experts. La cooptationLien externe, donc l’idée que les juges choisissent eux-mêmes ceux qui viennent compléter leurs rangs, est pour moi tout aussi problématique.
swissinfo.ch: Toutefois, les initiants accusent aujourd’hui déjà le Parlement de népotisme dans le choix des juges.
L.L.: Ce risque est bien réel. Et on n’a pas l’impression que la procédure au sein de la Commission judiciaire soit très transparente. Il me semble que pas mal de choses informelles s’y passent. On sait parfois bien à l’avance qui entre en ligne de compte pour un poste. La question est cependant de savoir s’il existe un système qui permet d’éviter ça.
swissinfo.ch: Les initiants estiment que la situation est si grave que le manque d’indépendance des juges est devenu un des problèmes centraux de notre démocratie.
L.L.: La Suisse figure en général dans les quatre ou cinq premiers des classements internationaux sur l’indépendance des juges. En théorie, les problèmes dont ils parlent sont bien réels, c’est clair. Mais il faut se demander si on veut se baser uniquement sur la théorie où regarder de manière pragmatique comment cela a fonctionné jusqu’à présent.
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swissinfo.ch: Voici un exemple concret: il y a quelques années, une partie du Parlement n’a pas soutenu la réélection d’un juge pour le «punir» d’une décision qui leur avait déplu.
L.L.: Ce risque existe bel et bien. Mais je suis assez convaincu qu’on se permet ce genre d’action lorsqu’on est certain qu’elles n’auront aucune conséquence. Jusqu’à présent, il y a eu un seul cas où un juge n’a pas été confirmé: Martin Schubarth en 1990. Mais on peut dire que ça a été un accident. On a simplement voulu le tancer, mais par mégarde il n’a pas été réélu (même si en coulisses d’autres juges du Tribunal fédéral s’en sont fortement mêlés). Deux jours plus tard, il revenait au Tribunal fédéral lors de l’élection des nouveaux juges. Ce problème ne vient toutefois pas directement du lien avec les partis, mais plutôt de la durée limitée du mandat. Un point que les initiants veulent d’ailleurs aussi changer: les juges fédéraux doivent rester en place jusqu’à leur retraite.
swissinfo.ch: N’est-ce pas donner trop de pouvoir à un individu?
L.L. Oui, on peut en constater les conséquences aux États-Unis avec la Cour suprême. D’une part, cela entraîne une très forte politisation avant l’élection. Parce que si un juge ou une juge reste en fonction aussi longtemps, on veut s’assurer qu’il ou qu’elle représente bien nos choix. Mais l’exemple américain montre aussi qu’en définitive cela n’est pas possible parce qu’il arrive que certains juges changent de conception.
Ce qui pose alors la question de savoir si nous ne sommes pas en droit d’attendre que la justice fasse preuve d’une certaine responsabilité démocratique. D’autant plus si l’on considère que les tribunaux se prononcent toujours plus souvent sur des questions politiques. Des questions qui auparavant étaient clairement de la compétence des législatifs sont intentionnellement repassée aux juges – c’est fréquemment le cas aux États-Unis. Ou alors, les tribunaux prennent eux-mêmes l’initiative de statuer sur des questions de société.
swissinfo.ch: Comment stopper cette évolution et remettre les questions politiques aux mains des législatifs? Et est-ce vraiment souhaitable?
L.L.: Cela dépend du sujet. La justice garantit aux minorités une protection que la politique ne peut pas leur offrir. Quand tout est réglé par des décisions à la majorité, ce sont les minorités qui en font les frais. C’est pourquoi ce développement n’a pas été si mauvais dans les domaines des droits fondamentaux et des droits des minorités.
swissinfo.ch: Mais?
L.L.: Il y a un certain risque de conflits. Si ces questions sont réglées par la justice, c’est elle qui ensuite se retrouve exposée aux attaques politiques. Et les décisions des tribunaux consolident les conflits d’une manière qu’on ne retrouve pas lorsque c’est le législatif qui décide. Les tribunaux ont la lourde responsabilité d’envisager de laisser ouvertes certaines questions ou de dire qu’un sujet relève de la politique. Ce conflit est manifeste à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH): de temps à autre, elle se retient et dit simplement qu’elle remet la décision aux États membres. Mais d’autres fois, elle s’avance assez loin sur des questions sociétales.
swissinfo.ch: C’est en fait très peu démocratique puisque la décision dépend de trois à cinq juges seulement.
L.L.: Exactement. Et il en va de même au niveau national. C’est pourquoi un tribunal a une meilleure légitimation démocratique lorsqu’il est élu par le Parlement ou par le peuple. Je trouve que c’est important précisément en raison de la tendance actuelle à régler les questions politiques par voie judiciaire.
Initiative sur la justice
L’initiative populaire fédérale «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort (initiative sur la justice)» demande que les juges du Tribunal fédéral soient désignés par tirage au sort tout en tenant compte de la représentation des langues. Une commission spécialisée doit décider auparavant de ceux qui sont admis au tirage au sort. Selon le texte de l’initiative, cette admission doit être régie exclusivement par des critères objectifs d’aptitude professionnelle et personnelle à exercer la fonction.
L’initiative veut aussi que leur durée de fonction ne soit pas limitée et ne prenne fin que cinq ans après que les juges ont atteint l’âge ordinaire de la retraite. Jusqu’à présent, ils doivent régulièrement être réélus par le Parlement.
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Traduit de l’allemand par Olivier Huether
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