«Le problème des fake news est exagéré»
Nick Lüthi est l'un des plus fins connaisseurs du paysage médiatique suisse. Dans un entretien, il décrit les conséquences de la numérisation croissante des médias sur leurs fonctions politiques dans la démocratie suisse et établit des parallèles avec le marché de la bière.
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swissinfo.ch: Nick Lüthi, comment se portent les médias suisses?
Nick Lüthi: «Mal», serait-on tenté de répondre. Mais si on y regarde de plus près, on peut dire que la situation est «contrastée». Les ressources rédactionnelles diminuent depuis des années en raison de la chute des revenus publicitaires, mais les grands médias font tout pour s’arrimer à la révolution numérique. D’un côté, ils proposent de nouvelles offres éditoriales de manière à mieux atteindre les jeunes. De l’autre, ils demandent aux lecteurs de s’abonner pour pouvoir consulter leurs contenus en ligne.
Biographie express
Nick Lüthi, 45 ans, est le rédacteur en chef de MedienwocheLien externe, le magazine spécialisé pour les médias et la communication suisses. Il est entré dans le journalisme en 1995 et a travaillé pour divers médias dans la presse écrite, à la radio et en ligne. Nick Lüthi enseigne au centre de formation journalistique MAZ de Lucerne, ainsi qu’à la Haute école spécialisée en économie et gestion des médias à Berne. Il préside le jury du Swiss Press AwardLien externe Online.
swissinfo.ch: Les médias suisses doivent-ils s’inspirer de concepts qui fonctionnent à l’étranger?
Nick Lüthi: On peut certainement intégrer les meilleures pratiques internationales, en ce qui concerne notamment la fidélisation des clients ou l’organisation des processus. Mais il faut toujours tenir compte de la taille du marché. Ce qui fonctionne pour le New York Times ne constitue pas forcément un modèle pour un média alémanique avec un lectorat potentiel ne dépassant pas cinq millions de personnes. Le grand défi consiste à trouver des solutions adaptées à un petit marché.
swissinfo.ch: La solution, selon certains éditeurs suisses, est d’abandonner la version imprimée du journal pour ne conserver que l’édition en ligne. Quel impact cette tendance a-t-elle sur les fonctions politiques des médias traditionnels?
Nick Lüthi: La visibilité d’un média souffre sans version imprimée. A l’instar du Matin, un journal populaire qui était largement distribué dans les cafés et restaurants de Suisse romande. Aujourd’hui, Le Matin n’existe que sous forme numérique. Une mesure qui affecte sans doute la génération des plus de 40 ans qui s’est socialisée à travers le journal.
swissinfo.ch: La hiérarchisation de l’information effectuée par les journalistes disparaît: la place dans un journal est limitée, pas sur Internet. Est-ce un problème pour la formation de l’opinion?
Nick Lüthi: En effet, le travail de hiérarchisation du journal diminue de plus en plus. Des tentatives existent, toutefois, pour classifier l’information sur Internet. Les utilisateurs doivent apprendre à gérer les nouvelles en ligne. C’est une tâche qui incombe à la famille, à l’école, aux institutions spécialisées, à la politique et, au final, à nous tous. Une certitude: ne pouvant pas revenir en arrière, nous devons faire preuve de responsabilité. C’est à cette condition que la formation de l’opinion sera possible via les médias numériques.
swissinfo.ch: Selon les «digital natives», une nouvelle importante atteindra toujours son destinataire, d’une manière ou d’une autre. Reste que les réseaux sociaux mélangent toujours plus des articles journalistiques avec du contenu non vérifié, des rumeurs et des fausses nouvelles sciemment diffusées. La démocratisation de l’information menace-t-elle la démocratie?
Nick Lüthi: Le problème des «fake news» est exagéré. Certes, il existe des informations délibérément manipulées qui circulent à travers le monde. Un exemple: les fausses informations relayées par des milliers de sites web pilotés depuis la Macédoine, qui ont tenté d’influencer les citoyens dans une certaine direction lors des dernières élections présidentielles américaines. Mais, dans l’acception du rôle des médias, en particulier en Suisse, de telles intentions manipulatrices ne sont pas courantes.
swissinfo.ch: Sur les sites, les sources s’entremêlent.
Nick Lüthi: Oui, c’est vrai. La critique des sources sur les réseaux sociaux s’affaiblit. Facebook est considéré comme l’expéditeur et non plus comme la source originale: l’actualité internationale de haute qualité se retrouve soudainement au même niveau que n’importe quelle affirmation ou théorie du complot. L’éducation aux médias est importante. Des initiatives en ce sens existent en Suisse.
swissinfo.ch: Un média est responsable des articles qu’il publie, au contraire des réseaux sociaux considérés seulement comme des vecteurs de contenus. Doit-on recourir à la voie réglementaire pour responsabiliser ces plateformes?
Nick Lüthi: Les réseaux sociaux ont pris conscience en partie du problème ces dernières années, à la suite de vives critiques. Facebook, par exemple, compte aujourd’hui une quarantaine d’organisations partenaires qui l’aident à identifier les fausses nouvelles. L’agence de presse allemande dpa doit y contribuer, de même que le centre d’investigation CorrectivLien externe. Ce qui ouvre un autre débat: quels éléments seront-ils filtrés? Y a-t-il un agenda politique derrière tout cela? Ces questions recouvrent la réalité complexe des médias numériques: si une solution semble raisonnable, sensée et réalisable à première vue, une autre problématique se présente aussitôt. Il n’existe pas de solution absolue.
swissinfo.ch: Les réseaux sociaux ont permis aux médias traditionnels d’élargir leur public. Ces plateformes sont basées à l’étranger: que cela signifie-t-il pour les médias suisses?
Nick Lüthi: De nombreux médias suisses sont devenus, certainement inconsciemment, trop dépendants des grandes plateformes. Lesquelles fonctionnent selon leur propre logique qui ne prend pas en considération le rôle et les effets du journalisme en démocratie. Facebook adapte constamment ses algorithmes qui privilégient le contenu publié sur le fil d’actualité. Les entreprises de médias qui comptent trop sur Facebook pour diffuser leur contenu ont rencontré des difficultés financières. L’affichage des résultats sur Google demeure opaque également.
swissinfo.ch: Quid de la suite? Sur le marché suisse de la bière, après la grande consolidation, est venu le temps des microbrasseries créatives avec des produits de niche et une clientèle fidèle. Dans le secteur des médias également, de petits, voire très petits, médias émergent. Existe-t-il des parallèles?
Nick Lüthi: Oui, des comparaisons sont possibles. De nouveaux acteurs apparaissent, mais seulement dans des marchés de niche qui s’adressent à une communauté d’adeptes. Une start-up comme Republik ne remplacera jamais un journal traditionnel comme le Tagesanzeiger. Les fonctions de base qu’un média doit remplir – accompagner les gens tout au long de la journée, expliquer les tenants et aboutissants au niveau local ou informer les citoyens afin qu’ils puissent participer au processus politique – requièrent d’importantes ressources. Si ces nombreuses initiatives sont louables, elles ne disposent que de peu de moyens pour accomplir ces différentes missions.
(Traduction de l’allemand: Zélie Schaller)
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