«Les populistes n’ont pas tort par définition»
Les élans de soutien aux politiciens autoritaires du monde entier font sourciller les experts en démocratie. Le politologue Daniel Kübler reste, lui, prudemment optimiste. Interview.
Un important projet de recherche multidisciplinaire a examiné de près les défis auxquels devra faire face la démocratie au 21e siècle, dans un contexte de populisme et de globalisation, où le rôle des médias est de plus en plus important.
Daniel Kübler, professeur en sciences politiques à l’Université de Zurich, a dirigé le projet au cours des cinq dernières années.
swissinfo.ch: Êtes-vous préoccupé par l’état des démocraties dans le monde?
Daniel Kübler: Je suis préoccupé par les démocraties dans le monde occidental. Il y a moins de 30 ans, alors que nous avions atteint le sommet de la troisième vague de démocratisation et après la chute du mur de Berlin, il était généralement admis que la démocratie libérale occidentale avait triomphé. Certains experts avait même parlé de «la fin de l’Histoire».
Trois décennies plus tard, nous avons un président des Etats-Unis – la plus vieille démocratie libérale du monde – qui questionne ouvertement quelques-unes des règles de la démocratie libérale américaine, telles que la séparation des pouvoirs. L’élection de Donald Trump n’est pas une surprise en elle-même mais elle met en évidence une combinaison de tendances observées dans d’autres démocraties établies.
Prenez la France: jamais au cours de son histoire, une candidate autoritaire et populiste [Marine Le Pen] n’avait été si proche de remporter la présidentielle. Même constat pour l’Autriche, où le candidat populiste de droite [Norbert Hofer] a perdu de peu.
Les populistes sont au pouvoir en Pologne et en Hongrie, où ils ont commencé à démanteler certains des principes les plus importants de l’Etat de droit.
swissinfo.ch: Qu’en est-il du reste du monde, en dehors de l’Europe?
D.K.: Il y a moins de raisons de s’inquiéter si vous considérez le nombre de démocraties dans le monde. Du moins si l’on définit la démocratie comme un système politique dans lequel on pourvoit les principaux organismes gouvernementaux en organisant des élections disputées et basées sur le suffrage universel.
L’idéal politique de la démocratie dispose même de soutiens au sein du peuple chinois, malgré la répression toujours plus sévère du régime de Pékin.
swissinfo.ch: Jusqu’à quel point le populisme, qui est un facteur clef en France et dans d’autres pays occidentaux, est-il une menace pour la démocratie?
D.K.: Le populisme est constitué de trois éléments, comme l’ont établi les chercheurs. Premièrement, la critique des élites. Deuxièmement, une notion romantique du peuple, considéré comme intrinsèquement bon.
Cet article est publié dans le cadre de #DearDemocracy, la plateforme pour la démocratie directe de swissinfo.ch.
Ces deux premiers éléments ne représentent pas de danger pour la démocratie, car la critique du pouvoir doit être permise dans un système démocratique. Il n’y a rien de mal à ce que le peuple ait son mot à dire sur la manière dont son pays devrait être gouverné.
Cependant, ce qui est dangereux pour la démocratie est la «pensée en bloc»: imposer au peuple et à l’élite une fausse unité. Cela équivaut à ignorer les différences d’opinion au sein d’un groupe.
Les populistes veulent exclure les positions minoritaires, en argumentant qu’elles ne font pas partie du «peuple». Par exemple, les populistes de droite perçoivent les migrants comme ne faisant pas partie du «peuple».
Mais il n’existe pas de groupe homogène de personnes qui veulent toutes la même chose. «L’idée est que ‘le peuple’ est une fiction», dit Andreas Auer, le directeur et fondateur du Centre pour la démocratie d’AarauLien externe.
Il y a toujours une diversité d’idées, et les gens expriment différentes opinions dans les urnes. Les majorités populaires en sont le résultat.
Une fausse unité est attribuée aux élites, qui sont toutes corrompues, distantes et vivent dans une tour d’ivoire, selon les populistes.
swissinfo.ch: Comment peut-on arrêter la propagation de la pensée de bloc?
D.K.: Jusqu’à maintenant, il n’y a pas de réponse scientifique à cela. La recherche devrait se pencher sur la façon dont les populistes gouvernent et faire une comparaison avec des gouvernements qui ne sont pas populistes.
Pour notre projet de recherche sur la démocratieLien externe, il n’y avait simplement pas de cas empirique. Ceux-ci n’ont commencé à émerger que récemment et peuvent désormais être observés en temps réel, aux Etats-Unis, en Pologne et en Hongrie, par exemple.
Une protection possible contre le populisme pourrait être de renforcer les institutions démocratiques libérales mais aussi de s’assurer qu’une société plurielle puisse s’exprimer et que ses idées soient nourries par le débat politique.
NCCR Démocratie
Ce projet de recherche multidisciplinaire sur la démocratie au 21e siècle s’achève en septembre.
Plus de 50 équipes de chercheurs de 16 institutions se sont concentrées sur la globalisation et le rôle des médias dans un contexte où le populisme est en hausse.
Devisé à 33 millions de francs, le projet mis en place par le Fonds national suisse pour la recherche a été dirigé par les politologues Hanspeter Kriesi (institut universitaire européen à Florence) et Daniel Kübler de l’Université de Zurich.
swissinfo.ch: Un parti politique ou une organisation vous ont-ils déjà demandé des conseils pour lutter contre le populisme?
D.K.: Jamais, et je ne pourrais pas vraiment les aider. En plus, les populistes n’ont pas tort par définition. Ils ont été élus par le peuple de leur pays, comme le montrent les récents exemples en Occident. Ils ont accepté les règles et ont articulé des revendications politiques légitimes qui ont attiré les électeurs.
Le problème réside dans la manière dont les populistes formulent ces revendications et ce qu’ils font lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Des garde-fous sont nécessaires pour s’assurer que la démocratie ne soit pas irrémédiablement endommagée.
L’exemple des Etats-Unis montre que l’un des principes fondamentaux est la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Un système de contrôle doit être mis en place pour limiter les tentatives politiques de refréner le pluralisme.
Aux Etats-Unis, le pouvoir judiciaire semble avoir mis un terme au décret anti-immigration du président Trump, alors que l’Union européenne se bat pour que la Pologne et la Hongrie respectent la séparation des pouvoirs.
Plus proche de chez moi, j’ai été très content de voir que les principes de la démocratie et de l’Etat de droit ont été, l’an dernier, au cœur du large débat public, celui qui a précédé en Suisse la votation sur l’initiative de mise en œuvre de l’expulsion des «criminels étrangers».
Les valeurs fondamentales de la démocratie doivent être défendues par les citoyens contre la menace des populistes.
swissinfo.ch: Êtes-vous optimiste concernant le futur des démocraties ?
D.K.: J’ai tendance à voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Il a été dit que les institutions de contrôle ne se mettent pas en place automatiquement. Les gens ont besoin d’activer ces mécanismes. Dans le cas du décret anti-musulmans aux Etats-Unis, il semble que ça a fonctionné et c’est encourageant.
A l’inverse, il y a des cas, comme celui de la Hongrie et la Pologne, où le contexte est différent et qui me préoccupent.
(Traduction de l’anglais: Katy Romy)
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