Une défense spirituelle 2.0 ou comment faire face à la guerre hybride

Le gouvernement suisse s’inquiète de la désinformation et des activités d’influence qui peuvent émerger dans la «zone grise» entre le conflit armé et la paix. Comment le pays fait-il face aux dangers de cette guerre hybride? Et qu’en est-il dans d’autres pays?
L’expression «être la Suisse» renvoie à l’idée qu’il ne faudrait pas se mêler des affaires – petites ou grandes – des autres. Beaucoup de personnes ont ainsi le sentiment que la Suisse peut se permettre de rester à distance de tout.
Mais le monde a changé, et cela vaut aussi pour la petite nation neutre nichée au cœur de l’Europe.
Outre les menaces conventionnelles, les méthodes «situées dans la zone grise entre le conflit armé et la paix» font l’objet d’une attention accrue des autorités, selon un rapportLien externe du gouvernement helvétique.
On y lit que la désinformation et les activités d’influence visent «de plus en plus directement la Suisse», notamment sa politique étrangère, et parce qu’elle abrite de nombreuses organisations internationales.
Les votations, cibles de la désinformation?
Autre adversaire désignée: la démocratie directe. «Les sociétés ouvertes et démocratiques représentent des cibles de choix pour des activités d’influence visant les débats libres et les processus politiques», constate le rapport.
En Suisse, poursuit le document, le «système de démocratie directe, qui permet à la population de participer régulièrement aux décisions politiques», présenterait de «potentielles lignes de fractures sociales et politiques».

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Comment la Suisse est visée par la machine de propagande russe
Les inquiétudes quant à une guerre de l’information touchent aussi le Parlement, qui se prononcera bientôt sur deux motions relatives à la désinformation et aux activités d’influence.
Ces interventions portent, d’une part, sur la création d’un service de coordination interdisciplinaireLien externe pour le suivi de la situation et les contre-mesures et, d’autre part, sur une éventuelle candidature au statut d’observateurLien externe dans le Mécanisme de réponse rapide du G7 (G7 RRM). Le gouvernement recommande l’adoption des deux textes.
Le G7 RRM est une tentative de prendre à bras le corps la problématique de manière concertée au niveau international. Il s’agit d’une instance de coordination des pays du G7, menée par le Canada, visant à affronter les «menaces étrangères multiples et changeantes pour la démocratie», selon son service de presse. Ce dernier ne commente pas à ce stade les chances d’une éventuelle candidature suisse.
La désinformation a pour but de «semer le trouble, la peur, l’indignation ou la division au sein de la population ciblée ainsi que de miner la confiance dans les institutions étatiques», indique le rapport du gouvernement.
La désinformation n’a pas nécessairement à être convaincante sachant qu’à force de répétition, une affirmation, bien que fausse, tend à être crue.
Chine et Russie, les acteurs «les plus notables» pour la sécurité
Le rapport met l’accent sur la Russie et la Chine, désignées comme les acteurs «les plus notables pour la sécurité de la Suisse».
Mais répondre aux outils de la guerre hybride est un défi pour une démocratie libérale comme la Confédération.
Les gouvernements ne devraient pas décider de ce qui est vrai et de ce qui est faux, relève Rory Cormac, expert en matière de renseignement et de sécurité. «À partir du moment où les gouvernements sont impliqués, la chose devient politique», avait-il souligné au cours d’une audition devant le Parlement britannique en 2024.
Il avait également indiqué que les puissances étrangères ne s’appuyaient pas seulement sur les canaux directs, mais misaient aussi sur des réseaux d’organisations et d’individus à première vue irréprochables.
Les partis et les personnalités politiques du pays sont également responsables
Interrogé par swissinfo.ch, le même Rory Cormac explique que la désinformation, «nuisible et omniprésente», sape la «confiance dans les institutions, les médias et la démocratie».
Le professeur à l’université de Nottingham relève que la réussite des activités d’influence étrangères dépend aussi de la politique menée au niveau national.
La désinformation prospère dans un contexte de «débats politiques toxiques et de peu d’attention portée aux faits», selon l’expert. Une situation qui dépend directement des acteurs politiques à l’échelle du pays.
Rory Cormac se montre favorable au G7 RRM en tant que coalition contre la désinformation. Un mécanisme auquel la Grande-Bretagne participe comme membre du G7 et qui permet «de tenter si nécessaire de prévenir dans l’urgence les récits hostiles ou erronés».
Mais compte tenu de la «posture récente du gouvernement américain», il s’attend à des «remous» dans la mécanique. «Difficile de réagir à la désinformation lorsqu’un membre du G7 propage des narratifs truqués», reconnaît-il.
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«Nous avons perdu notre allié le plus important»
En Suisse aussi – où le gouvernement espère une coopération constructive avec les États-Unis – des voix s’élèvent pour une réévaluation de la menace avec l’arrivée de la nouvelle administration américaine.
«Nous avons perdu notre allié le plus important en Europe. Nous sommes seuls désormais», expose à swissinfo.ch Olga Baranova, parlant d’un «chamboulement total». Elle juge que la Suisse doit désormais elle aussi défendre activement la démocratie libérale.
Secrétaire générale du think tank progressiste CH++, Olga Baranova estime urgent que la Suisse se préoccupe de sa sécurité au sens large. CH++ prône une numérisation responsable ainsi qu’une «conception élargie de la sécurité».
Fin février, Olga Baranova a parlé devant une salle comble d’un sujet qui convoque spontanément le passé plutôt que l’avenir: elle en appelle à un débat sur une défense spirituelle 2.0.
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Une défense spirituelle 2.0 pour la Suisse?
«La défense nationale spirituelle n’était pas un programme pour les temps de paix, dit Baranova, mais pour les temps de guerre comme aujourd’hui.» La défense nationale spirituelle était un leitmotiv de la politique suisse des années 1930 aux années 1960, qui laisse un souvenir ambivalent. Elle devait renforcer la cohésion nationale alors que les régions linguistiques menaçaient de s’éloigner les unes des autres pendant l’entre-deux-guerres.
Il y a eu dans ce contexte une volonté de renforcer le récit national de la Suisse. «Au début de la défense nationale spirituelle, on a dit: ‘Ce qui fait la Suisse est important et nous allons maintenant y travailler’. Mais on n’a pas du tout formulé ce qui fait la Suisse», explique Olga Baranova. Pour elle, c’était un «coup de génie absolu».
La défense nationale spirituelle a apporté à la Suisse la radio publique et la fondation culturelle Pro Helvetia dans les années 1930, rappelle Olga Baranova. Mais aujourd’hui, beaucoup se souviennent surtout d’elle à cause de la surveillance des opposants pendant la guerre froide, dans le cadre de l’affaire dite des fiches.
Olga Baranova dit espérer qu’une version actualisée de la défense nationale spirituelle, qui viendrait «d’en bas», c’est-à-dire de la société civile, empêcherait de telles dérives.
Pour la secrétaire générale, il s’agit de défendre la «société de l’information» et de développer une «résilience démocratique» ainsi que des rituels qui unissent le pays.
Sous l’angle étatique, il faudrait selon elle investir dans la défense en mettant l’accent sur la cybersécurité. Olga Baranova demande surtout que le récit commun de la Suisse soit discuté et produit.

En Suède, un récit commun et une «Agence de défense psychologique»
«Willensnation», «diversité», «dignité», «démocratie défensive»: Olga Baranova ne lésine pas sur les concepts évocateurs. Mais l’histoire et l’identité communes peuvent-elles faire partie d’un concept de sécurité au 21e siècle?
Tout à fait, à en croire Leon Erlenhorst. Ce dernier est politologue et co-auteur de «Putins Angriff auf Deutschland : Desinformation, Propaganda, Cyberattacken» («Comment Poutine attaque l’Allemagne : désinformation, propagande, cyberattaques»).
L’ouvrage évoque les réponses de différents pays européens à la menace nouvelle.
Dans un entretien avec swissinfo.ch, Leon Erlenhorst cite la Suède en exemple. «La Suède réagit de manière remarquable à la menace de la désinformation car elle adopte une approche holistique». Elle «renforce la résilience », ce qui passe aussi par le fait «de se raconter en tant que démocratie forte».
Mais les récits seuls ne suffisent pas. Le pays mise aussi sur la surveillance, sur les programmes éducatifs en matière d’intelligence artificielle et de compétences médiatiques ainsi que sur d’«éventuelles contre-mesures».
«Selon un responsable, on pourrait par exemple envisager la neutralisation de serveurs qui diffusent de la désinformation par des moyens militaires», précise Leon Erlenhorst.
VIGINUM, l’outil de la France
En France, il existe le service technique et opérationnel VIGINUM, inapte à initier des contre-mesures offensives. «La mission de VIGINUM, depuis 2021, est de détecter les activités de manipulation. La France n’hésite pas à le faire savoir quand elle repère une vaste campagne de désinformation», explique le politologue.
VIGINUM ne travaille pas comme un service de renseignement. Ses activités reposent uniquement sur des sources publiques pour documenter et produire des analyses. Les données sont utilisées de manière anonyme.
Mais où est la limite, à partir de quand ce genre de mesures menacent-elles la liberté des citoyennes et des citoyens? «C’est une question très suisse, mais importante», reconnaît Leon Erlenhorst.
Le domaine est sensible et exige de faire une pesée d’intérêts, selon lui. «Je pense qu’utiliser des données anonymisées, accessibles au public, est un prix à payer bien modeste pour s’éviter que les données fondamentales des citoyennes et citoyens ne soient manipulées par des acteurs étrangers.»
La désinformation cible les «lignes de fracture spécifiques à chaque pays»
Pour le politologue, le «pre-bunking» doit être le principe directeur des stratégies contre l’influence étrangère.
Car s’il est possible de corriger un contenu erroné, mieux vaut agir de manière proactive. Un exemple? «Résumer puis publier dès le départ l’ensemble des informations portant sur les effets et les risques d’un vaccin», postule le politologue.
Les citoyennes et les citoyens confrontés à des informations inexactes seront en effet moins susceptibles de donner foi à cette deuxième version s’ils ont déjà eu vent du sujet.

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Fake news ou faits: la responsabilité des médias internationaux
Leon Erlenhorst est favorable aux projets supranationaux de lutte contre la désinformation. Pour lui, la réponse ne peut être qu’internationale, au moins en partie. Il en veut pour preuve les mesures prises par l’Union européenne pour réglementer les grands réseaux sociaux.
Mais il juge tout aussi important que chaque pays décide lui-même de sa manière de prévenir l’influence étrangère. «Les campagnes de désinformation visent toujours les lignes de fracture spécifiques à chaque pays», argue-t-il.
Le débat est désormais ouvert en ce qui concerne la Suisse.

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Texte relu et vérifié par David Eugster, traduit de l’allemand par Pierre-François Besson/ptur

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