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Ce que la Suisse peut apprendre de Taïwan et réciproquement

Audrey Tang
Audrey Tang incarne un nouveau genre de politicienne. À 38 ans, la ministre du numérique est membre du gouvernement taïwanais mais aussi hacktiviste et programmeuse de logiciels libres. swissinfo.ch

La Suisse est souvent vue comme une virtuose de la démocratie directe classique, mais elle n’a pas encore franchi le pas du numérique comme l’illustre l’échec temporaire du vote électronique. À l'inverse, Taïwan mène la danse planétaire en matière de démocratie digitale participative. D’où cet échange édifiant avec Audrey Tang, sa ministre du numérique.

Audrey Tang incarne un nouveau genre de politicienne. À 38 ans, la ministre du numérique est membre du gouvernement taïwanais mais aussi hacktiviste et programmeuse de logiciels libres, philosophe et porte-étendard planétaire de la démocratie 4.0.

Zoom sur Taïwan

En cette fin d’année, swissinfo.ch vous propose une série d’articles sur Taïwan. Notre rédaction a participé au huitième Forum global sur la démocratie directe moderne, qui s’est tenu en octobre à Taipei et Taichung.

Audrey Tang, c’est une nouvelle génération, ni mouton de la digitalisation ni réfractaire pour des raisons idéologiques. Mais une génération qui veut la définir et la contrôler. «Au lieu de développer la réalité virtuelle, nous devons bâtir une réalité commune, juge la ministre. Plutôt que sur l’apprentissage des machines, nous devons nous concentrer sur l’apprentissage collaboratif.»

Doper la participation

Le principe directeur d’Audrey Tang? «Conforter l’expérience humaine plutôt que celle de l’utilisateur». Ce qui peut sembler naïf ou idéaliste découle de la dure réalité géopolitique. La ministre appartient à un gouvernement dont le pays est reconnu par toujours moins d’États. La démocratie et le degré d’appartenance à la Chine, qui considère Taïwan comme une province séparatiste, sont actuellement au centre de vifs débats.

«Conforter l’expérience humaine plutôt que celle de l’utilisateur»

Cette situation incite à l’innovation sociale et démocratique – bien plus que dans la vieille démocratie suisse. Swissinfo.ch a rencontré la ministre dans son bureau de Taipei, histoire de comparer les deux systèmes politiques. Plusieurs questions émergent de cette discussion sur l’avenir de la démocratie. Comment sécuriser les plateformes numériques? Qui a son mot à dire? Comment citoyennes et citoyens s’approprient-ils la digitalisation?

Une gouvernance en commun

Pour Audrey Tang, il ne faut pas répliquer les hiérarchies et structures de pouvoir au sein du monde numérique qui émerge. Mais plutôt les contrôler activement. La ministre ne parle plus de e-démocratie mais de CoGov – la gouvernance collaborative. C’est l’idée d’une gouvernance commune envisagée comme un service public participatif. Du ministre à l’adolescent encore trop jeune pour voter: tout le monde a les mêmes droits et son mot à dire.

Plutôt que de «villes intelligentes», nous avons besoin de «citoyens intelligents», explique Audrey Tang. Les plateformes numériques vTaïwan et Join — cette dernière est dédiée aux propositions dans l’administration — sont de véritables sésames pour le débat à Taïwan.

En Suisse par contre, Bâle-Ville est le premier canton à examiner l’introduction d’une plateforme numérique dédiée à la collecte de signatures en vue des référendums et initiatives populaires.

Des chiffres signes d’efficacité

Depuis son lancement il y a trois ans, Join a, à elle seule, attiré plus de dix millions d’utilisatrices et utilisateurs. «Quand presque la moitié de la population de Taïwan joue le jeu de la plateforme, on ne peut plus parler de participation en ligne mais bien de CoGov, assure Audrey Tang.

En octobre, plus d’une centaine de pétitions et tout autant de notifications réglementaires étaient en traitement sur Join. Plus de deux mille projets gouvernementaux faisaient l’objet de discussions. La plupart concernant les domaines des soins de santé, des installations sanitaires et du logement social.

Les autorités se rapprochent du citoyen

Chaque ministère a son équipe d’«agents de la participation». Leur tâche: au cours de réunions mensuelles avec les citoyens, ils prennent le pouls de la population et identifient les problèmes à un stade précoce. Dès le départ, le citoyen participe concrètement à l’élaboration de l’agenda.

En septembre 2019, par exemple, les débats portaient sur l’interdiction d’un mode d’élevage de porcs jugé cruel. En vue d’un concours traditionnel dans l’île, ils sont engraissés, la victoire se jouant au poids. Ces porcs prennent tellement de gras qu’ils en arrivent à ne plus pouvoir se mouvoir. En septembre toujours, il était aussi question de la nécessité d’une approche professionnelle du harcèlement sexuel à l’école.

Audrey Tang — une figure hors-norme

À quinze ans, Audrey Tang quitte l’école pour créer plusieurs start-ups en tant que programmeuse. Ses expériences comme membre de la communauté numérique et l’espoir d’une gouvernance internet fondée sur la diversité la motivent aujourd’hui encore. Sans compter le souvenir du massacre de Tiananmen en 1989.

Début 2013, Audrey Tang devient membre de Gov Zero (gOv.tw), qui reste le mouvement de hackers civils le plus influent à Taïwan. Elle les définit comme «des programmeurs politiquement orientés portés par une éthique d’activiste».

Il y a trois ans, la présidente de Taïwan Tsai Ing-wen a propulsé une Audrey Tang déjà active dans l’éducation numérique première ministre du numérique dans le monde.

Son approche à la fois visionnaire et pragmatique fait d’Audrey Tang une ambassadrice à succès du développement démocratique numérique, participatif et inclusif. Cette année, elle a notamment publié des contributions dans le New York Times et The Economist.

Toutes les deux semaines, Audrey Tang se rend en périphérie. La ministre s’assure que les habitants puissent discuter de leurs soucis et petites misères avec les responsables des ministères de Taipei par liaison vidéo à haut débit. Et tous les mercredis, elle organise des consultations avec les Taïwanais. Entre 10h et 22h, ils lui confient en face à face leurs préoccupations et autres problèmes.

Plutôt ce qui rassemble

Cette ouverture à la coopération de tous permet d’avancer ensemble. Les participants deviennent des partenaires en vue d’objectifs communs. «L’élément décisif, c’est l’élaboration d’un comportement normatif», explique Audrey Tang.

Il s’agit d’un processus en quatre étapes. La ministre prend l’exemple d’une pétition en ligne demandant l’interdiction progressive de la vaisselle en plastique. Sous le pseudonyme de «I love elephant and elephant loves me», un intervenant a lancé la requête, qui a obtenu en un rien de temps le soutien nécessaire de cinq mille personnes.

À l’étonnement général, derrière ce pseudonyme se cachait une écolière de seize ans qui réclamait l’interdiction des pailles en plastique dans les restaurants. Elle s’est assise autour de la table avec toutes les parties impliquées — politiciens, administration, secteur privé. Objectif: obtenir un consensus sur la mise en œuvre de la norme. Au final, les entrepreneurs ont accepté de produire des pailles à base de ressources renouvelables.

Un consensus rend toute loi superflue

Un an et demi plus tard, les pailles en plastique ont disparu des restaurants. Du moins à Taipei. Les fournisseurs de plats à l’emporter ont eux aussi commencé à proposer les leurs en carton ou en canne à sucre. Résultat, selon Audrey Tang: plus besoin de loi. Le processus qui a conduit au consensus débouche sur un code de conduite suffisant.

«L’élément décisif, c’est l’élaboration d’un comportement normatif»

En comparaison, le citoyen suisse agit le plus souvent en correcteur des décisions du politique. Pour Audrey Tang, adopter une loi qui prescrit un code de conduite, c’est mettre la charrue avant les bœufs. Pire, «l’enfer va se déchainer», le débat qui suivra menant à la polarisation… «Pour les démocraties libérales, le principal risque, c’est ce penchant à opter systématiquement pour une démarche du haut vers le bas», juge la ministre.

Apprendre de la démocratie classique

Reste que Taïwan doit, elle aussi, apprendre. Les premières votations portant sur les initiatives populaires de 2018 sont vues comme un échec. Le débat public n’a duré que vingt-huit jours et la date du scrutin coïncidait avec les élections régionales. De quoi dérouter les votants, d’autant que plusieurs initiatives venaient justement de candidats à ces élections, reconnait Audrey Tang. «À cet égard, nous avons à apprendre davantage de la Suisse.»

Plus fondamentalement, Audrey Tang semble consciente des dangers de la démocratie digitale. Transposer la prise de décisions vers le monde numérique est prématuré, dit-elle. «Nous n’organisons pas d’élections en ligne pour les postes de maire ou de président, par exemple. C’est clair, nous ne le faisons pas». Traduisez: les risques d’abus sont encore trop grands…

Traduction de l’allemand: Pierre-François Besson

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