Accord de libre-échange avec l’Inde: «La Suisse a fait un super boulot»
«La Suisse devrait devenir pour l’Inde une porte par laquelle elle pourra commercialiser ses produits dans toute l’Europe»: c’est ce qu’affirme le politologue américain Parag Khanna dans une interview sur l’accord de libre-échange entre la Suisse et l’Inde. Il évalue en outre l’évolution de la migration dans le monde.
Le politologue indo-américain Parag Khanna était présent au dernier Forum économique mondial (WEF) de Davos. L’occasion pour swissinfo.ch de s’entretenir avec lui de la migration et de l’accord de libre-échange récemment annoncé entre l’Inde et la Suisse.
swissinfo.ch: Dans votre dernier livre Move, paru en 2021, vous dressez le tableau d’immenses flux humains mondiaux dus au changement climatique, à la démographie et aux conflits. Vous voyez comme régions de destination d’immenses surfaces inhabitées au nord, comme le Canada, l’Europe septentrionale, la Sibérie et l’Asie centrale. La Suisse, pour qui la migration est depuis plus de 50 ans l’un des sujets les plus brûlants de la politique intérieure, peut-elle par conséquent se détendre?
Parag Khanna: En matière d’immigration, la Suisse est très sûre d’elle, elle a le contrôle souverain de ses frontières vis-à-vis des pays tiers et elle est très sélective. Parmi les personnes venues en Suisse, on compte aussi beaucoup de personnes originaires d’Asie, qui se sont entre-temps bien assimilées et qui apportent une contribution importante à l’économie helvétique.
Compte tenu des mégatendances cumulées que sont le changement climatique, la migration, les conflits géopolitiques et les guerres civiles, les personnes en provenance d’Asie viendront de plus en plus en Europe. Tout comme les personnes en provenance des pays arabes et africains.
Même si cela est politiquement délicat ou si on lui reproche de ne pas agir avec suffisamment de générosité et de miséricorde, la Suisse doit bien sûr assurer sa propre stabilité. Elle le fait déjà – avec des accords de libre-échange et des relations commerciales plus étroites avec des États riches en talents. Par exemple avec les pays asiatiques.
Votre vision d’une Sibérie peuplée n’est-elle pas un peu aventureuse, compte tenu du dégel du pergélisol ou de la déforestation d’immenses forêts dont la Terre a besoin comme «poumons verts»?
Dans mon livre, j’ai documenté le fait que le mouvement des personnes d’Asie vers le nord a déjà commencé. Ce n’est donc pas de la science-fiction. Bien sûr, il y a des barrières comme la politique, les frontières nationales, la distance géographique ou les coûts. Les latitudes nord en font partie. Mais un nombre croissant de personnes originaires d’Inde, du Pakistan et d’autres pays ont déjà émigré vers la Sibérie et l’Asie centrale, par exemple vers le Kazakhstan ou l’Ouzbékistan.
Je voyage dans ces pays depuis 30 ans, et chaque fois que j’y vais, je ne vois pas seulement des travailleurs saisonniers qui aident dans le secteur agricole. On y voit énormément de personnes d’origine asiatique qui œuvrent dans le bâtiment, comme professeurs d’anglais, opticiens ou cuisiniers dans les cantines et les hôtels.
Le président Poutine, qui n’est certainement pas un ami des étrangers, a déjà conclu en 2018 un accord avec le Premier ministre indien Modi, qui permet l’échange régional de personnes ayant certaines compétences entre la Russie et l’Inde. C’est donc déjà un fait établi que de plus en plus de personnes d’Asie entrent sur le territoire russe. La Roumanie et la Grèce ont également conclu récemment de tels accords avec l’Inde. Il s’agit donc de compenser le manque de main-d’œuvre dû aux déséquilibres démographiques.
Quelle est l’importance de l’accord de libre-échange sur lequel la Suisse et les trois autres pays de l’AELE se sont mis d’accord avec l’Inde?
La Suisse a fait un super boulot, car l’accord de libre-échange est un succès important sur le plan du commerce extérieur et de la diplomatie. Contrairement à l’Union européenne et à la Grande-Bretagne, la Suisse a agi. L’UE et la Grande-Bretagne parlent certes avec l’Inde et s’y sont rendues. Mais elles ne sont pas parvenues à conclure un tel accord.
La Suisse a désormais une longueur d’avance, ce que je trouve très intelligent. En effet, elle devrait devenir une porte d’entrée pour l’Inde, afin de pouvoir commercialiser dans toute l’Europe des produits indiens dont la qualité ne cesse de s’améliorer.
L’industrie suisse profitera également de ce succès: la demande pour ses technologies de pointe va augmenter, car l’Inde sera la prochaine Chine. Mais pour cela, elle doit continuer à améliorer sensiblement les normes des processus de production industrielle. L’Inde peut le faire en important des technologies de pointe de Suisse et d’Allemagne.
Ce succès de la politique économique extérieure suisse a-t-il des répercussions sur le terrain diplomatique, où la Suisse veut organiser cette année une conférence de paix sur l’Ukraine, en y associant l’Inde?
Non. Certes, il devrait y avoir des coopérations dans d’autres domaines. Mais en ce qui concerne la conférence de paix, la réponse est clairement non.
Pourquoi être si catégorique?
L’Inde a ses propres intérêts qu’elle souhaite défendre dans sa politique étrangère. Elle a fortement renforcé ses relations avec la Russie et a entamé une coopération étroite avec Vladimir Poutine. En ce qui concerne la politique du marché de l’énergie et l’agenda en Asie, l’Inde poursuit sa propre stratégie.
Quelles autres coopérations considérez-vous possibles?
L’échange d’étudiants dans les universités et les écoles polytechniques est toujours très important. En Europe, le programme Erasmus a été un énorme succès. Comparez cela avec l’échange entre les États-Unis et la Chine: le nombre total d’étudiants américains en Chine a chuté à environ 200 en raison des relations tendues entre les deux pays.
Compte tenu de l’étroite collaboration entre l’Inde et la Russie, existe-t-il une base commune viable entre l’Inde et la Suisse? La Russie combat en effet ouvertement les droits de l’homme, les libertés individuelles et la démocratie.
Oui, bien sûr. Le terrain commun existe certes en premier lieu sur le plan fonctionnel, c’est-à-dire sur le renforcement souhaité des échanges technologiques. Mais lorsque des étudiants, des enseignants et des spécialistes indiens des domaines techniques viennent en Suisse pour y apprendre, cela conduit, comme nous l’avons dit, à des liens personnels et familiaux plus forts. Ceux-ci ont à leur tour un effet positif sur le bien commun.
C’est ainsi qu’une relation de confiance peut s’établir entre les deux sociétés par le biais d’échanges, comme cela s’est produit de manière très marquée entre l’Inde et les États-Unis. Je suis moi-même américain avec des racines indiennes et une famille en Inde.
Texte relu et vérifié par Benjamin von Wyl, traduit de l’allemand par Olivier Pauchard
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