Alain Berset: «La Suisse est un pays qui n’a pas d’agenda caché»
Si on l'explique, la neutralité suisse continue d'être comprise, affirme le président sortant de la Confédération Alain Berset. Face à la polarisation du monde, la Suisse est toujours une plateforme internationale de dialogue.
swissinfo.ch: Durant votre mandat de président de la Confédération, vous avez vécu toute une série d’événements importants: la guerre de la Russie contre l’Ukraine qui se poursuit, l’adhésion de la Suisse au Conseil de sécurité de l’ONU, la guerre au Proche-Orient. Quels ont été vos plus grands défis?
Alain Berset: Il est vrai que nous vivons une époque où les crises se superposent les unes aux autres. Mais l’accélération de ces crises a commencé depuis longtemps, au plus tard avec la pandémie. Je pense que le plus grand défi dans cette situation est toujours le même. Nous ne devons pas perdre de vue la cohésion de la société. Les crises ont souvent pour effet d’accroître les inégalités et de renforcer les tensions sociales. En temps de crise, il faut être particulièrement attentif à la cohésion de la société.
Vous avez été président de la Confédération à deux reprises, une fois en 2018 et une fois en 2023. Quelle est la différence entre les deux mandats?
La grande différence se trouve dans la période entre les années présidentielles: la pandémie. Rétrospectivement, je suis heureux que la gestion de cette crise se soit imposée à moi et à mon équipe alors que j’avais déjà huit bonnes années d’expérience au sein du département. Cela a été décisif. Cette année, je profite aussi de l’expérience acquise en politique, au sein du Conseil fédéral et de l’année présidentielle 2018, par exemple dans le cadre du travail au Conseil de sécurité.
Qu’avez-vous appris sur vous-même au cours de votre carrière politique?
La pandémie m’a appris énormément de choses, y compris sur le plan personnel. Je n’aurais jamais pensé pouvoir supporter une telle pression et travailler autant. En tant que conseiller fédéral, on est habitué à beaucoup de choses, mais pendant la crise du Covid-19, tout a été amplifié. J’ai été soulagé de constater que je pouvais tenir le coup. Mais aussi soulagé que cela n’ait pas duré plus longtemps. Une fois que l’on a surmonté cela, d’autres situations de stress sont également supportables.
2023 est néanmoins une année particulière, pensons à la crise de Credit Suisse, à la guerre d’agression russe contre l’Ukraine ou maintenant à la situation au Proche-Orient. Cette année est marquée par de nombreuses incertitudes et insécurités. Là aussi, il est important de cultiver la cohésion.
Vous êtes membre du gouvernement suisse depuis 2011. En juin, vous avez annoncé que vous ne vous représenteriez pas. Qu’est-ce qui va vous manquer dans votre fonction?
Je me réjouis beaucoup de la vie après mon mandat de conseiller fédéral. Le travail d’équipe va me manquer. Je ne fais pas cavalier seul. J’ai une excellente équipe. Cette collaboration a toujours été passionnante et m’a beaucoup apporté.
Entre 2002 et 2022, la population des Suisses de l’étranger a augmenté de 34%. Que révèle sur la Suisse le fait qu’autant de ses compatriotes vivent hors de ses frontières?
Cela fait partie de la tradition suisse. Nous sommes un pays relativement petit, au cœur de l’Europe et sans grandes ressources naturelles. Tout ce que nous avons réalisé, nous avons dû le faire par nos propres moyens. Mais cela implique une collaboration et des échanges avec d’autres pays et d’autres personnes. Nous sommes en fait un pays ouvert sur le monde.
La Suisse compte 9 millions d’habitants et environ deux millions de personnes passent chaque jour la frontière, ce qui représente déjà presque un quart de la population! Cela en dit long sur les liens étroits que nous entretenons avec d’autres pays. Et une grande partie des 800’000 Suisses qui vivent à l’étranger vivent dans l’UE.
Que fait la Suisse pour rester en contact avec ses citoyens à l’étranger?
Avec la numérisation et les outils d’information qui en découlent, il y a plus de possibilités. swissinfo.ch, par exemple, en fait partie. De plus, la Suisse est bien représentée presque partout dans le monde, avec ses ambassades et ses consulats. Nous avons aujourd’hui les moyens d’être en contact étroit, notamment grâce à notre proximité avec l’Europe et aux accords bilatéraux. La libre circulation des personnes est également importante. En même temps, tous les Suisses qui vivent à l’étranger n’ont pas le même besoin de contact, et c’est aussi légitime.
Sur les plus de 800’000 Suisses vivant à l’étranger, seules 220’000 personnes sont inscrites sur les listes électorales et seuls 25% d’entre eux votent réellement. Pourquoi la Suisse ne parvient-elle pas à motiver les Suisses de l’étranger à participer aux élections?
Ce n’est pas à moi d’en juger, mais cela montre qu’il y a un grand intérêt à participer aux décisions là où l’on vit et travaille. J’étais autrefois membre de la Constituante à Fribourg. Nous nous sommes toujours engagés pour que le plus grand nombre possible de personnes, également concernées par la politique fribourgeoise, puissent voter et s’exprimer, y compris les étrangers.
S’il était plus facile de voter et d’élire à l’étranger, par exemple avec l’e-voting, cela aiderait certainement. D’un autre côté, le fait que les trois quarts des Suisses vivant à l’étranger ne soient même pas inscrits sur les registres électoraux signifie aussi que ces personnes n’ont peut-être pas d’intérêt à voter en Suisse.
Où voyez-vous la contribution la plus importante de la diaspora suisse à votre patrie?
C’est beau quand il reste un lien avec la Suisse. Il est toujours impressionnant de constater que l’on peut aller presque partout dans le monde et que l’on rencontre toujours des Suisses. S’ils ont un attachement à leur pays, ils entretiennent aussi une bonne image de la Suisse. Et c’est positif pour nous tous.
Le titre de la conférence que vous avez donnée récemment à Oxford, «La Suisse dans un monde fracturé», fait allusion à la fragmentation croissante et aux tensions qui règnent autour du globe. Quel rôle la Suisse peut-elle encore jouer dans ce «monde fracturé», qui est de plus en plus marqué par la politique de puissance des grands acteurs?
Nous fêtons cette année les 175 ans de la Constitution fédérale. Cette continuité est une force dans un monde qui change rapidement. Des institutions stables et une vision à long terme aident énormément.
Deuxièmement, la Suisse a une position particulière sur le continent, avec la Genève internationale et le CICR, en tant que gardienne des Conventions de Genève et avec son fort engagement en faveur du multilatéralisme. Cela aussi fait partie de nos institutions, qui ont fait de la Suisse ce qu’elle est. La Suisse est un pays qui n’a pas d’agenda caché, et qui peut ainsi servir de plateforme pour le dialogue, pour la médiation, pour la paix.
L’un des nouveaux rôles de la Suisse est d’être membre du Conseil de sécurité des Nations unies. Comment jugez-vous cet engagement?
La Suisse est membre des Nations unies depuis une vingtaine d’années. Il a toujours été clair que si nous étions un membre, nous voulions être un membre à part entière. Cela signifie aussi participer partout où l’on peut aider. La candidature en tant que membre non permanent du Conseil de sécurité était en préparation depuis longtemps. Personne n’aurait pensé à l’époque que notre adhésion interviendrait à un moment où la guerre avait fait son retour en Europe et où la situation au Proche-Orient était si préoccupante.
Il est vrai que le Conseil de sécurité est soumis à une forte pression. Si un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU lance une guerre d’agression, comme la Russie contre l’Ukraine, l’organe est rapidement bloqué en raison du droit de veto. Des réformes sont nécessaires. Et elles sont difficiles, mais pas totalement impossibles non plus.
Le Liechtenstein, par exemple, a pu donner l’impulsion à une réforme intéressante qui prévoit que les puissances disposant d’un veto doivent s’expliquer devant l’Assemblée générale lorsqu’elles utilisent leur veto. De tels éléments aident. Bien sûr, ils ne résolvent pas les problèmes de fond, mais quelle est l’alternative? Les institutions multilatérales comme le Conseil de sécurité garantissent tout de même que l’on se parle.
L’imposition de sanctions à la Russie a été considérée par les journalistes, les analystes et même par d’autres États comme un abandon de la neutralité. La Russie en particulier ne considère plus la Suisse comme une partie neutre et a bloqué les efforts de la Suisse pour servir de plateforme aux négociations russo-ukrainiennes. La neutralité suisse est-elle encore comprise sur la scène internationale?
La guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine fait fi de toutes les règles internationales, y compris de la Charte de l’ONU. Cela a été un choc brutal pour tout le continent. Lorsqu’une partie ou un pays viole de manière aussi flagrante les règles internationales, on ne peut pas se contenter de suivre l’ordre du jour. C’est pourquoi la Suisse a clairement condamné la guerre d’agression dès le début et a repris intégralement les sanctions de l’UE. Il est important que la Suisse ne puisse pas être utilisée pour contourner les sanctions internationales. Cela aurait été très rapidement le cas si la Suisse n’avait pas soutenu les sanctions, ce qui serait a fortiori incompatible avec la neutralité.
Vous m’avez très bien expliqué cela, mais est-ce que le fait que la Suisse soit toujours neutre est compris sur la scène internationale? Si ce n’est pas le cas, que faut-il faire?
Je ne peux parler que de mon expérience. Si l’on explique la position de la Suisse, celle-ci est également comprise, y compris pour les exportations d’armes. De manière générale, on apprécie que la Confédération s’engage fortement en faveur du multilatéralisme et du droit international. C’est là que résident nos points forts. En Ukraine, la Suisse peut par exemple apporter son soutien au déminage. D’autres pays s’engagent en fonction de leurs points forts.
Vous êtes membre du gouvernement fédéral. Quelles sont les tendances politiques mondiales que vous avez observées durant cette période? Êtes-vous inquiet ou plein d’espoir quant à l’avenir de la politique mondiale?
Je suis fondamentalement une personne optimiste, mais je ne suis pas naïf. Je crois que nous avons encore besoin de beaucoup d’engagement. Ce qui m’inquiète, c’est la tendance croissante à penser en noir et blanc. Il faut que la société et la politique acceptent que beaucoup de choses sont compliquées et nécessitent une attitude nuancée. La culture politique du débat ouvert, où l’on se rencontre d’égal à égal, même si l’on n’est pas d’accord, est absolument centrale pour le développement de la société et de l’humanité.
>> Notre interview d’Alain Berset au début de son année présidentielle:
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Traduction de l’allemand: Katy Romy
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