Pourquoi les rivières sauvages sont si rares en Suisse
L’engagement du gouvernement à renaturer les rivières suisses est difficile à tenir: seules quelques-unes restent intactes, alors que les autorités veulent accroître la part de l'hydroélectricité.
Au-delà du château en ruine de Grasburg, le sentier forestier mène à la rivière Singine. L’espace sauvage situé dans le canton de Berne est une rareté en Suisse, où les paysages naturels font l’objet d’un entretien méticuleux.
«On y trouve un grand nombre d’espèces, de plantes, d’insectes et de poissons. C’est incroyable, vraiment. C’est une sorte de forêt tropicale de Suisse», s’enthousiasme Julia Brändle, cheffe de projet pour l’énergie hydroélectrique durable chez WWF SuisseLien externe.
Cette étendue est restée sauvage en bonne partie grâce à sa topographie. Le dénivelé de la Singine y est trop faible pour générer de l’énergie hydroélectrique, tandis que les coteaux environnants sont trop raides pour le pâturage. «Pour une fois, la rivière n’a pas été utilisée pour l’électricité», relève Julia Brändle, ajoutant que le cours d’eau n’a pas besoin d’être aménagé pour prévenir les inondations.
Domestication
Dès la fin du 19e siècle, les Suisses ont construit un réseau de barrages et de canaux destiné à prévenir les inondations et à cultiver les zones marécageuses. Ces aménagements des rivières et des lacs ont affecté presque tous les débits d’eau inférieurs.
Les lits canalisés ou bétonnés ont fluidifié les courants, mais ont presque totalement empêché l’infiltration de l’eau dans le sol. Ce qui allait avoir de lourdes conséquences. Comme l’inondation du siècle en 2005 qui a provoqué le chaos en Suisse centrale, causant sept morts et deux milliards de francs suisses de dégâts. Les pluies torrentielles de 2007 ont inondé les basses terres. Les précipitations extrêmes les années passées ont fait monter les rivières et les lacs à des niveaux alarmants.
Le gouvernement fédéral a investi plus d’un demi-milliard de francs pour renforcer les remparts aux inondations depuis le déluge de 2005. Mais certains projets cantonaux et communaux – mise en place de barrières géantes, amélioration des modèles météorologiques et correction des lits de rivières, par exemple – ont pris du retard par manque de financement et en raison des difficultés à trouver un consensus au sein des autorités locales.
Renaturation
Une loi suisse entrée en vigueur en 2011 exige que chacun des 26 cantons réhabilite les eaux de surface. L’Office fédéral de l’environnement indique que de nombreuses rivières suisses seront réaménagées dans un état plus naturel.
D’autre part, la Suisse a ce que l’Office fédéral de l’énergie appelle les «conditions idéales» pour l’utilisation de l’hydroélectricité. La stratégie énergétique 2050Lien externe du gouvernement de 2050 vise expressément à étendre l’utilisation de l’hydroélectricité. Ce qui aiderait à combler l’écart lorsque les cinq centrales nucléaires seront finalement fermées.
La Suisse a également maintenu l’exploitation d’environ 600 centrales hydroélectriques qui ont chacune une capacité d’au moins 300 kilowatts.
Le WWF affirme que la prolifération des installations hydroélectriques est la principale cause des entraves au débit naturel des rivières, qui fournissent un habitat pour de nombreuses espèces végétales et animales. L’organisation de défense de la nature veut que la Suisse adopte une interdiction de l’Union européenne contre toute détérioration des plans d’eau précieux.
Le WWF estime également que le gouvernement devrait réviser les incitations financières disponibles pour les nouveaux projets hydroélectriques, parce qu’elles permettent aux entrepreneurs de construire des projets relativement petits et marginaux.
Croissance limitée
L’hydroélectricité représentait près de 90% de la production nationale d’électricité au début des années 1970, mais elle est tombée à 60% en 1985, après la mise en service des centrales nucléaires suisses.
Une grande partie de l’objectif du gouvernement pour promouvoir l’hydroélectricité a trait aux améliorations et aux mesures d’efficacité. Une étude fédérale de 2014 a conclu que l’expansion de l’hydroélectricité n’est pas justifiable dans les conditions actuelles.
Aujourd’hui, elle fournit 56% de l’électricité suisse. C’est toujours la source nationale la plus importante d’énergie renouvelable, affirme Andreas Stettler, responsable de la production d’énergie hydroélectrique pour le groupe énergétique BKW, basé à Berne.
Avec plus d’efficacité, selon Andreas Stettler, la production hydroélectrique pourrait atteindre environ 60% de l’approvisionnement en électricité, mais probablement pas beaucoup plus que cela en raison de facteurs naturels et économiques.
«Le potentiel pour de nouveaux grands projets est plus ou moins nul en Suisse, estime Andreas Stettler, parce que tous les endroits avec un bon potentiel ont été investis dans les années 1950 et 1960.»
Contradictions
Restaurer la nature est une autre affaire. Selon les experts, il ne faudrait que quelques années à un écosystème pour rebondir. La construction de nouveaux méandres, îles, bancs de sable et piscines peut donner aux cours d’eau la possibilité de se régénérer. Cependant, il y a beaucoup de travail à faire.
Le WWF a constatéLien externe que 80% des rivières suisses ne répondent qu’à deux des quatre critères de base pour la préservation de la nature, soit la diversité des espèces, les habitats naturels protégés, l’eau qui coule naturellement et une structure fluviale non altérée.
Plus alarmant selon l’organisation non gouvernementale: seules 3,6% des rivières ont une forme «très précieuse», ce qui signifie qu’ils répondent à au moins trois des critères. Même ces «perles» suisses ont besoin d’aide pour repousser les pressions de développement, selon Lene Petersen, directeur de projet chez WWF pour l’énergie hydraulique écologique.
Lors d’une randonnée dans l’Oberland bernois, elle a montré un tronçon relativement sauvage de la rivière Kander comme exemple de la pression exercée sur les voies navigables suisses. Là, une courte section abrupte de la rivière est en cours d’étude pour son potentiel hydroélectrique. Sur un grand rocher se trouve une jauge de niveau d’eau et une boîte solaire pour recueillir des données sur le débit de la rivière.
C’est un exemple des nombreuses contradictions des Suisses. «Je pense que les gens sont conscients de l’environnement, ils apprécient la rivière, ils veulent un environnement sain. Mais d’autre part, ils veulent aussi de l’énergie, de l’agriculture et beaucoup de choses», dit Lene Petersen. En conséquence, la protection des rivières «ne reçoit pas assez de moyens par rapport à d’autres intérêts».
Château d’eau
Considérée comme le château d’eauLien externe de l’Europe, la Suisse compte 6% des ressources en eau douce du continent, même si elle ne représente que 0,4% de sa masse continentale.
Le paysLien externe compte environ 1 500 lacs, la plupart étant d’anciens glaciers. Le lac de Neuchâtel est le plus grand sur le territoire suisse; Le lac Léman est le plus grand lac d’eau douce d’Europe centrale. Parmi les grands fleuves, le Rhône, le Rhin et l’Inn ont tous leur source en Suisse.
Une grande partie des précipitations en Suisse tombe sous forme de neige dans les Alpes. Son stockage dans la neige et les glaciers est important dans la répartition saisonnière des ruissellements, en particulier dans les bassins de haute altitude. Les rivières alpines ont leur écoulement de pointe au printemps et en été, alors que la neige et les glaciers commencent à fondre.
Aucun autre pays alpin n’utilise ses rivières aussi intensément que la Suisse, qui compte environ 1 500 centrales et 150 000 déversoirs artificiels.
Traduit de l’anglais par Frédéric Burnand
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