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Le viol est-il vraiment une arme de guerre?

Sitzende junge, afrikanische Frau mit geblümtem Rock und Händen in Schoss gelegt.
Vergewaltigung, eine der stigmatisiertesten Formen der Gewalt, wird in Kriegen systematisch eingesetzt. Bild: Vergewaltigungsopfer in Liberia. AFP

La violence sexuelle dans les conflits armés est un problème d’envergure croissant. Le viol est souvent considéré comme une «arme de guerre». Dans un entretien accordé à swissinfo.ch, la politologue de l’Université de Harvard Dara Kay Cohen nuance la validité d’une telle définition et développe les possibilités dont disposent des pays comme la Suisse pour lutter contre ce fléau.

Le viol dans les zones en guerre augmente. Cette conclusion inquiétante provient de la conférence de l’organisation non gouvernementale TRIAL InternationalLien externe qui s’est tenue à Genève en juin dernier. Il était également question de la politique étrangère suisse. 

Dara Kay Cohen, Professorin für Public Policy in Harvard
Dara Kay Cohen mène des recherches et enseigne en tant que professeure de politique publique à la John F. Kennedy School of Government de Harvard. Son livre «Rape during civil war» (Cornell University presse, 2016) examine le rôle du viol dans les zones de guerre civile. Pour cela elle a mené des recherches approfondies sur le terrain en Sierra Leone, au Timor oriental et au Salvador. Son livre a reçu le Theodore J. Lowi First Book Award de l’American Political Science Association. zvg

Valentin Zellweger, ambassadeur suisse auprès de l’ONU à Genève, a évoqué dans son discours d’ouverture certaines des mesures clés prises par la SuisseLien externe dans ce domaine. Elles comprennent la médiation, l’assistance juridique et institutionnelle pour les victimes, le travail de mémoire ainsi que le renforcement du droit pénal international.

swissinfo.ch: La Suisse semble être impliquée de différentes façons dans ce domaine. Que pourrait-elle faire d’autre?

Dara Cohen: Les recherches fondamentales manquent. Pour mieux comprendre les causes du phénomène, il est nécessaire de financer des études en sciences sociales portant sur les acteurs armés. La plupart des informations dont nous disposons concernant le viol en temps de guerre proviennent des déclarations de témoins et de victimes. Rares sont les chercheurs qui ont étudié les auteurs pour comprendre les causes et les circonstances du viol. Sans image claire des conditions qui favorisent la violence sexuelle, il est difficile de prendre des mesures efficaces.

Faudrait-il mettre la priorité ailleurs?

Malheureusement la science et la politique négligent souvent les besoins prioritaires des victimes et des survivants. Selon les études actuelles, la justice et la responsabilité n’en font pas partie. Les victimes ont davantage besoin d’une assistance médicale et d’un soutien psychologique. Mais les objectifs plus abstraits tels que l’établissement de la responsabilité intéressent davantage les investisseurs occidentaux. Il y a donc un décalage.

Bien entendu, les efforts visant à faire du viol un crime de guerre internationalement condamné sont extrêmement importants. Mais les tribunaux internationaux ne devraient pas être présentés comme la solution centrale au problème. Il semble en effet peu probable qu’une telle condamnation aboutisse effectivement à la dissuasion souhaitée.

Lorsque nous parlons de normes, le terme «viol comme arme de guerre» revient souvent. Est-il correct? Est-il efficace?

Les inventeurs du terme ont réussi à faire en sorte que les politiciens parlent aujourd’hui différemment du viol en cas de conflits – en tant que crime spécifique et en tant que tactique de guerre, et pas seulement comme un effet secondaire.

Par ailleurs le discours a beaucoup évolué, à tel point que tout viol systématique en cas de guerre est considéré comme une «arme de guerre». Cela masque la complexité du phénomène. Nous supposons que le viol est ordonné par un commandant infâme mu par une stratégie claire. Nous confondons les terribles conséquences du viol avec les motivations des auteurs. Bien sûr, le viol en temps de conflits conduit souvent à des succès tactiques – pensez par exemple aux déplacements des résidents dans les zones concernées – mais cela ne signifie pas qu’une telle manœuvre était prévue dès le départ.

Considérer le viol comme une «arme de guerre» suggère que les commandants sont responsables de le prévenir. Mais le viol se produit généralement dans le feu de l’action, il n’est pas ordonné par les hauts commandants mais par les combattants locaux. Il est peu probable de trouver des chaînes de commandement traçables pour de tels crimes. Le viol est toléré plutôt qu’ordonné. Cette situation nécessite des critères complètement différents pour déterminer qui devrait être tenu pour responsable.

Est-ce que cela signifie que nous devrions nous concentrer davantage sur les mécanismes psychologiques plutôt que sur les facteurs externes qui favorisent de telles pratiques ?

Il existe bien entendu des conditions externes qui favorisent le viol, conditions qui devraient être étudiées. Par exemple l’effondrement des structures d’État ou lorsque les groupes armés se financent par la contrebande, lorsque l’accès à la richesse matérielle dépend moins de la population. Cela peut réduire le seuil d’inhibition du viol.

Contenu externe

Dans mon livre je me concentre particulièrement sur un modèle de comportement empiriquement prouvé. Les viols de gangs sont beaucoup plus fréquents en temps de guerre qu’en temps de paix – une constatation qui s’observe dans différentes cultures. Pourquoi? Mes résultats montrent que les viols collectifs renforcent le sens de la communauté parmi les attaquants. Ils sont particulièrement efficaces pour les gangs qui recrutent leurs membres de force et manquent de cohésion sociale. Les viols peuvent aussi servir de rituels d’initiation pour les nouveaux combattants.

Lors de la conférence, de nombreux représentants d’ONG se sont plaints du fait qu’il n’existait toujours pas d’étude globale et que le nombre de cas non déclarés était énorme. Avons-nous une idée de l’étendue du problème?

Effectivement la recherche fait face à de nombreux défis. Tout d’abord il existe d’innombrables définitions de la «violence sexuelle dans les conflits». Et même si vous n’utilisez que le concept restreint du viol, il est difficile d’établir des mesures significatives. Devrions-nous mesurer le nombre de victimes, le nombre d’occurrences, ou les deux?

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Deuxièmement, les enquêtes présentent des problèmes de distorsion de la réponse. Le viol est l’une des formes de violence les plus stigmatisées, beaucoup de personnes interrogées se sentent mal à l’aise avec ce problème. Par conséquent, ces enquêtes ne reflètent souvent qu’une partie de la réalité.

Mais il y a des développements encourageants : un étude récente menée au Sri Lanka a révélé un nombre surprenant de cas de violence sexuelle contre les hommes pendant la guerre civile (1983-2009) grâce à de nouvelles méthodes de sondage.

Malheureusement, ces méthodes ne sont utilisées que par la science et ne font pas l’objet d’une attention suffisante de la politique.

Le viol est actuellement un énorme problème en Libye, en particulier pour les migrants emprisonnés. Quels sont les effets des flux migratoires sur la dynamique de la violence sexuelle dans les zones de conflit?

Sans approfondir le sujet de la migration elle-même, le facteur d’emprisonnement me semble jouer un rôle majeur. Les recherches que mes collègues et moi-même avons effectuées révèlent que trois quarts des crimes contre les prisonniers sont commis par des acteurs étatiques (soldats, policiers, etc…). La violence sexuelle est souvent utilisée pour interroger et torturer les prisonniers dont la plupart sont des hommes. Si les femmes devaient vivre ce qu’ils endurent, nous parlerions immédiatement de viol.

Cela me ramène à votre question initiale des mesures politiques: elles ne concernent les hommes qu’en dernier lieu. Je ne remets pas en cause le travail des activistes féministes qui méritent toute notre reconnaissance pour avoir dénoncé la violence systématique subie par les femmes. Cependant le viol est toujours considéré comme un problème retreint aux femmes. Aussi dramatique que puisse être le nombre de cas non déclarés chez les femmes, il est nettement supérieur chez les hommes. J’ai essayé d’approcher des hommes victimes dans trois pays ayant connu la guerre civile (Sierra Leone, El Salvador, Timor oriental). Sans succès.

(Traduction de l’allemand: Lucie Cuttat)

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