Berne anticipe un vide dans sa relation avec l’UE
C’était une sorte d’entente implicite: on attendrait que les élections fédérales soient passées pour relancer discussions puis négociations, afin de clarifier une bonne fois la relation entre Union européenne et Suisse. Le moment étant arrivé, où en est-on?
La nouvelle est passée presque inaperçue. Berne accuse l’UE de discriminer les ressortissants helvétiques. C’est un communiquéLien externe du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) qui le disait fin octobre. Il s’agit là du plus récent épisode dans le va-et-vient verbal toujours plus rugueux entre l’Union et la Suisse.
«Pas compatibles»
Concrètement, la semaine dernière, lors d’une réunion à Bruxelles, la Suisse a indiqué à l’UE «que les ressortissants helvétiques, dans certains pays membres, sont confrontés à des dispositions légales qui, du point de vue de la Suisse, ne sont pas compatibles avec l’accord sur la libre circulation des personnes».
L’UE discrimine-t-elle véritablement les Suisses de l’étranger? C’est la situation en Finlande et en Allemagne, juge Berne. Les ambassades de Berlin et d’Helsinki ont transmis leurs reproches dans ce sens, a indiqué le SEM, interrogé à ce propos.
En Finlande, les Suisses doivent obtenir une autorisation pour acquérir un bien immobilier. «Pour la Suisse, il s’agit d’une discrimination à l’encontre des ressortissants helvétiques qui n’a aucune justification», indique Reto Kormann, porte-parole du SEM.
Enjeu à 6 millions d’euros
Quant à l’Allemagne, pour amortir la hausse des prix de l’énergie, elle verse cette année un montant forfaitaire de 300 euros à ses retraités. Tout le monde en bénéficie à l’exception de celles et ceux qui touchent une retraite venue de Suisse. Berne voit là aussi une discrimination.
Ces accusations ont été formulées dans le cadre du comité mixte Suisse-UE sur la libre circulation des personnes. Une instance qui permet aux deux parties d’échanger et de soumettre leurs préoccupations respectives. Le comité se réunissait pour la 26e fois en date du 26 octobre dernier.
Alors, quelle est l’ampleur du problème? Plutôt limitée. Quelque 20’000 retraités suisses vivent en Allemagne. Ce refus de 300 euros par personne situe la valeur de la dispute à 6 millions d’euros environ. Soit le volume des échanges entre les deux pays durant… un quart d’heure.
Des problèmes plus importants se posent, notamment entre Berne et Berlin. Nous les avons évoqués ici.
Pour ce qui est de l’obstacle finlandais, il est lui aussi gérable. Quelque 2000 Suisses de l’étranger sont établis dans ce pays nordique. Et les Suisses d’origine ne dépassent pas la centaine chaque année à requérir une autorisation pour y acheter un bien immobilier.
En réalité, il s’agit de deux questions que la Suisse pourrait tout à fait résoudre directement avec les pays concernés. Au lieu de quoi elle les porte à Bruxelles. La Commission européenne se refuse à examiner la validité de ces plaintes helvétiques, plaintes quelque peu spécieuses eu égard aux importantes questions non résolues entre Suisse et UE.
Grain de sable utile
Reste que du point de vue suisse, pouvoir montrer Bruxelles du doigt ne fait pas de mal. Dans la partie de poker destinée à régler les relations entre les deux partenaires, la Suisse est en effet sur la défensive depuis un certain temps.
Et dans ces moments-là, le moindre grain de sable dans les rouages en rajoute en matière de monnaie d’échange.
D’autant que Bruxelles aussi reproche à la Suisse de discriminer ses ressortissants sous l’angle de la libre circulation des personnes. Au cœur de son grief figurent les mesures de protection salariales étendues que Berne a naguère arrachées à l’UE.
Ces mesures contraignent les entreprises de l’UE à verser des salaires helvétiques élevés lorsqu’elles envoient leurs travailleurs en Suisse. Ce que semble entériner Bruxelles, qui déplore en revanche les «obstacles bureaucratiques» de la Suisse, découlant du régime de contrôle étroit des syndicats helvétiques.
Critiques du commissaire européen
La plainte figure dans le rapportLien externe du Parlement européen sur la Suisse. Un document débattu le 3 octobre dernier devant des rangs en grande partie vides. Commissaire européen en charge du dossier suisse, Maroš Šefčovič était présent lors de ce débat d’une demi-heure.
L’occasion pour le commissaire européen de pointer la libre circulation des personnes comme étant le sujet le plus difficile dans les discussions entre Berne et Bruxelles. «Nous sommes d’avis que la Suisse ne respecte pas pleinement ses obligations découlant de l’accord existant sur la libre circulation des personnes», a-t-il indiquéLien externe.
Côté syndical, on note que le Parlement européen est en train d’inverser le mouvementLien externe en matière de protection des salaires. Lors du même débat, deux députés, l’un social-démocrate, l’autre Vert, ont plaidé pour que soient accordées à la Suisse des exceptions temporaires ou des mesures de protection constantes, afin qu’elle puisse conserver sa protection salariale.
Au sein de l’UE, l’approche suisse intéresse en effet. Ses mesures de protection salariale pourraient servir de modèle à de nombreux États membres – justement parce qu’elles sont particulièrement développées. En clair, dans cette perspective de gauche, les démanteler reviendrait à se tirer une balle dans le pied.
«Contribution juste et durable»
À l’occasion de cet examen du rapport sur la Suisse, le vice-président de la Commission européenne a listé les autres thèmes que la Suisse veut discuter avec l’UE. A savoir le rôle de la Cour de justice européenne, le montant des contributions régulières d’accès au marché (contribution de cohésion) et la reprise dynamique du droit européen.
Pour Maroš Šefčovič, «des principes comme la reprise dynamique de la législation et le règlement des litiges avec un rôle clair pour la Cour de justice de l’Union européenne font partie des éléments clés devant faire partie de la solution institutionnelle. Il en va de même pour la contribution juste et durable à la politique de cohésion de l’Union. Ceci va de pair avec l’accès de la Suisse à notre marché intérieur».
Trois semaines plus tard, le 22 octobre, les Suisses ont élu leur Parlement. Compte tenu du résultat, rien ne dit que l’humeur à Berne soit plus favorable à l’UE.
Avec la droite conservatrice de l’UDC, la victoire est revenue aux milieux qui rejettent pleinement la Cour de justice européenne, qualifiée de «juges étrangers». La protection élevée des salaires à tout prix en sort également renforcée avec les bons scores des sociaux-démocrates du PS.
Lire entre les lignes
Tout ceci ne facilite pas la tâche du gouvernement helvétique, sachant qu’il a signalé à l’UE vouloir initier des négociations directement après les élections. Que faire alors?
Depuis des mois, le Conseil fédéral fait mystère de sa stratégie. Il s’agit donc de savoir lire entre les lignes, et deux éléments sautent aux yeux.
D’abord, le Conseil fédéral mise sur une tactique qui n’a pas vraiment fonctionné avec l’UE ces dernières années. En clair, il continue à exercer son lobbying auprès d’États membres supposément influents.
Ensuite, le même gouvernement ne croit pas à des développements significatifs l’année prochaine. Il anticipe une période de vide.
S’agissant du lobbying, le président français Emmanuel Macron sera à Berne à la mi-novembre pour une visite d’État. A l’agenda de la Suisse figure avant tout la politique européenne.
Le conseiller aux États jurassien Charles Juillard participe aux préparatifs. Il a indiqué à l’agence de presse Keystone-ATS que la Suisse souhaite évaluer le soutien qu’elle peut attendre de Paris sur des dossiers comme le marché de l’électricité ou le programme de recherche «Horizon Europe».
C’est au moyen de ce programme que l’UE maintient la pression sur la Suisse. Elle l’en écarte, ce qui affaiblit la position helvétique en termes de recherche et pénalise tout particulièrement ses universités.
Solutions transitoires
Pour ce qui est du vide anticipé, le Conseil fédéral a décidé lors de sa première séance post-élections de budgétiser 84 millions de francs supplémentaires pour compenser la perte liée à «Horizon Europe» l’an prochain. Ce qui porte à 1,85 milliard de francs le montant que la Suisse consacre à aider le monde scientifique à garder la main.
Le même Conseil fédéral se penchera sur de nouvelles mesures transitoires si l’association au paquet «Horizon Europe» demeure hors de portée en 2024, a-t-il aussi fait savoir. Une solution transitoire à la solution transitoire, en quelque sorte.
Traduit de l’allemand par Pierre-François Besson
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