Bientôt tous fichés au travail?
Imaginez que votre employeur enregistre chacun de vos clics, vos pas, vos conversations et vos pauses-pipi pour déterminer votre humeur, votre capacité à collaborer avec des personnes du même sexe ou pour savoir si vous êtes susceptible de quitter votre poste dans le mois. La nouvelle vague d’analyse des données sur le lieu de travail, qui se répand dans le monde entier, soulève des questions difficiles dans une Suisse marquée par une forte culture de la confiance et de la vie privée.
Récemment, un employé de la Haute Ecole spécialisée de Lucerne a trouvé un capteur infrarouge sous son bureau. Bien que l’école prétende que les capteurs sont destinés à surveiller les taux d’occupation à des fins de planification immobilière, certains employés n’ont pas pu se débarrasser de la désagréable sensation d’être surveillés.
L’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique et le big data rendent possible ce que les responsables des ressources humaines ne pouvaient même pas imaginer il y a seulement dix ans. Mais les technologies ne sont pas sans controverse.
Selon Antoinette Weibel, la perspective d’une surveillance des employés est séduisante pour les entreprises suisses et en particulier pour les grandes multinationales. Elle est cheffe de projet d’une étudeLien externe menée à l’Université de Saint-Gall sur les technologies dites de «datafication» sur les lieux de travail en Suisse.
Limites légales
Menée auprès de 160 entreprises en Suisse, l’étude non encore publiée d’Antoinette Weibel a révélé que 21% d’entre elles utilisent des systèmes de ressources humaines basés sur la datafication pour le recrutement et l’embauche, 61% pour la rétention et la transition, 38 % pour la conception du lieu de travail, 37% pour la gestion des performances et 18% pour la conformité. La recherche sera publiée cet automne avec des études de cas et des pratiques recommandées.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une comparaison directe, ces taux sont beaucoup plus faibles que les 80% d’entreprises américaines qui, selon une enquête, surveillent l’utilisation du courrier électronique, d’Internet ou du téléphone par les employés, contre 35% en 1997.
C’est en partie dû au fait que la Suisse a des lois plus restrictivesLien externe en matière de travail et de protection des données, affirme Antoinette Weibel: «Les entreprises sont plus susceptibles de tester de nouveaux outils sur d’autres marchés comme les Etats-Unis ,où beaucoup plus est autorisé».
David Vasella, avocat spécialisé dans la protection des données au sein du cabinet Walder Wyss de Zurich, a déclaré à swissinfo.ch qu’il existe deux règles générales pour la collecte de données en Suisse: «Premièrement, ne pas traiter de données personnelles à moins de le faire de manière transparente. Les entreprises doivent informer les gens de ce qu’elles collectent. Deuxièmement, ne pas collecter ce dont on n’a pas besoin, poursuit-il. Il doit exister un intérêt légitime à collecter des données.»
En pratique, cela signifie que les employeurs peuvent surveiller les employés pour des raisons de rendement, mais cette surveillance ne doit pas être continue et n’est pas permise dans les zones sensibles relevant de la sphère privée, comme les salles de pause ou les salles de bain. L’employeur doit également informer les employés qu’il les surveillera, à moins que l’employeur ne soupçonne une conduite criminelle.
En 2017, la Cour européenne des droits de l’homme a créé un précédent dans toute l’Europe en statuant que le droit à la vie privée d’un ingénieur roumain n’avait pas été respecté lorsqu’il a été licencié pour avoir échangé des messages concernant sa santé sexuelle avec sa fiancée sur un compte de bureau.
Le jugement affirme qu’un employeur «ne peut pas réduire à zéro la vie sociale privée sur le lieu de travail. Le respect de la vie privée et de la confidentialité de la correspondance continue d’exister, même si elles peuvent être limitées dans la mesure nécessaire».
Selon Antoinette Weibel, la plupart des activités de surveillance sur les lieux de travail suisses se déroulent dans le domaine de la conformité. Il s’agit notamment de détecter les risques de délit d’initié ou de harcèlement sexuel. Seules quelques entreprises expérimentent des techniques sophistiquées telles que l’analyse des sentiments qui tirent parti de l’exploration de données et des technologies d’apprentissage automatique, ainsi que l’intelligence artificielle pour passer au peigne fin le texte afin de déterminer l’état émotionnel ou le niveau de satisfaction professionnelle d’une personne.
Encore beaucoup de zones d’ombre
Dans l’ensemble, la Suisse dispose de plus de protections juridiques en matière de protection de la vie privée que de nombreux pays non européens. Néanmoins, les entreprises pourraient justifier une surveillance extensive, arguant qu’elle sert leurs intérêts légitimes. «Le concept d’intérêts légitimes est un concept fluide. Il y a encore beaucoup de zones sombres», commente David Vasella.
C’est d’autant plus vrai que vie privée et vie professionnelle s’imbriquent avec des modalités de travail flexibles. De plus en plus d’entreprises introduisent également des politiques de «Bring Your Own Device» (Apportez votre propre appareil) ou permettent l’utilisation de téléphones et de plates-formes de travail pour la communication personnelle.
Ce n’est pas seulement une question de ce qui est collecté, dit Antoinette Weibel. «Il s’agit aussi de la manière dont les données sont collectées, dont les comportements sont analysés et ensuite, de ce qui est fait avec les résultats.»
Les détracteurs de la surveillance des employés soulignent que l’information recueillie par des caméras, par l’activité sur les médias sociaux ou avec des puces d’identification par radiofréquence implantées pourrait être utilisée à mauvais escient, par exemple pour faire de la discrimination à l’égard de membres du personnel en raison de leurs opinions. Certaines recherches montrent également que le sentiment d’être constamment surveillé peut être nocif pour la santé des employés.
Navigation en eaux juridiques troubles
Dagmar Fresenius, responsable des récompenses et de l’analyse des ressources humaines chez Swisscom, la plus grande entreprise de télécommunications du pays, explique que l’entreprise a besoin de son équipe pour démarrer tout processus d’analyse du lieu de travail avec une question commerciale spécifique.
En qui avez-vous confiance? Le Baromètre Edelman Trust 2019Lien externe a révélé qu’à l’échelle mondiale, les employeurs jouissent de plus de confiance que toute autre entité ou institution. Il a constaté qu’environ 75% des gens font confiance à «mon employeur» pour faire ce qui est juste, soit beaucoup plus qu’aux ONG (57%), aux entreprises (56%) et aux médias (47%).
«Par exemple, comment pouvons-nous augmenter les ventes, comment pouvons-nous éviter l’absentéisme ou pourquoi les gens quittent l’entreprise? Nous ne faisons pas d’analyses exploratoires, c’est-à-dire rassembler toutes les données que nous avons et voir ce que nous pouvons en tirer», explique-t-elle.
Dagmar Fresenius indique par ailleurs que son entreprise n’étudierait pas non plus des hypothèses irréalistes. «Nous pourrions avoir l’hypothèse que les femmes sont de meilleures vendeuses que les hommes, illustre-t-elle. Mais la direction ne peut pas transformer les hommes en femmes ou n’engager que des femmes. Ce serait discriminatoire. Il n’y a donc aucune raison de collecter des données sur le genre.»
Où mettre la limite?
Isabel Ebert, l’une des auteurs de l’étude de Saint-Gall, affirme que pour les employeurs, décider où mettre la limite est de plus en plus une question d’éthique et d’acceptation par les employés et le public, spécialement depuis qu’il y a tant de zones grises juridiques.
Un avis partagé par David Vasella, l’avocat de Zurich. «Du point de vue du risque, les entreprises devraient avoir une vision plus holistique, dit-il. Elles devraient réfléchir à la façon dont elles veulent se positionner vis-à-vis des employés. Quelque chose peut être permis légalement mais n’est pas socialement acceptable.»
Il est utile que les employés voient clairement les avantages de toute surveillance, estime Dagmar Fresenius. «Si cela peut améliorer leur vie professionnelle, par exemple en les aidant à éviter le travail répétitif, ils l’apprécieront.»
Une étudeLien externe faite en 2018 par la société Accenture, a montré que 88% des travailleurs en Suisse sont ouverts à la collecte de données sur eux et sur leur travail si cela améliore leurs performances ou leur bien-être ou si cela apporte d’autres avantages personnels. La moyenne mondiale était de 89%.
Mais même lorsqu’une technologie améliore l’expérience de l’employé, il y a des récalcitrants. Lorsque Swisscom a mené un projet pilote Smart Data il y a quatre ans pour déterminer quel type de collaboration augmente le stress, l’entreprise a constaté qu’environ la moitié des employés sollicités pour participer au projet pilote avaient décliné l’offre.
Cela n’a pas surpris Dagmar Fresenius, étant donné le caractère sensible des données, qui comprenaient des informations sur le téléphone mobile et sur le courrier électronique.
Facteur confiance
Même s’il existe des préoccupations en matière de protection de la vie privée, les employés suisses font fondamentalement confiance à leur employeur. La Suisse se classe toujours parmi les premiers pour ce qui est du niveau de confianceLien externe dans les institutions.
Paolo Attivissimo, expert en technologie basé au Tessin, indique que cette confiance pourrait ouvrir la porte aux entreprises pour expérimenter la surveillance. «Les nouvelles technologies sont peut-être plus acceptables ici, parce que les gens croient que l’employeur fait effectivement ce qu’il dit faire. Dans d’autres pays, il pourrait y avoir davantage de suspicion», dit-il.
Mais cela signifie aussi qu’il y a beaucoup à perdre en termes d’érosion de cette confiance. L’enquête suggère que la surveillance de chaque mouvement d’un employé peut saper leur moral et mener à la suspicion au sein des équipes et de l’entreprise. L’enquête Accenture a aussi montré qu’en Suisse, plus de la moitié des travailleurs pensent que l’utilisation de nouvelles sources de données sur la main-d’œuvre risque de nuire à la confiance.
Swisscom n’a pas encore reçu de plaintes de la part des plus de 4000 travailleurs participant à ses enquêtes analytiques sur les ressources humaines, précise Dagmar Fresenius. Elle croit qu’il est essentiel de faire preuve de transparence au sujet de ce qui est recueilli et dans quel but, ainsi que de travailler avec les syndicats pour maintenir la confiance.
Pour Antoinette Weibel, l’avenir de la surveillance des employés sera déterminé par le législateur, mais aussi par la manière dont les différents départements des ressources humaines mettront en œuvre la technologie à leur disposition et combleront les lacunes juridiques. «Toutes les entreprises ne le feront pas de la bonne façon», prédit-elle.
(Traduction de l’anglais: Olivier Pauchard)
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