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Bill Browder dénonce les failles de la Suisse en matière de corruption russe

Bill Browder
Bill Browder estime que la Suisse est loin d'avoir atteint un engagement maximal pour contrer les oligarques russes et les proches de Vladimir Poutine. Copyright 2020 The Associated Press. All Rights Reserved

L’investisseur Bill Browder se bat contre la corruption et le blanchiment d’argent. Il réclame que les États-Unis et les organisations internationales fassent davantage pression sur la Suisse et explique pourquoi.

Dans notre série d’interviews, plusieurs leaders de l’opposition russe reprochent à la Suisse son laxisme en ce qui concerne les actifs russes. Ils affirment que la politique de sanctions de la Suisse est trop timide, compte tenu de son importance pour les capitaux et les matières premières russes.

Bill Browder est le militant le plus virulent contre la corruption en Russie. Directeur général de Hermitage Capital Management, une société de gestion de fonds basée à Londres, il s’est fait connaître pour son engagement contre le blanchiment d’argent, en particulier avec l’affaire Magnitsky.

L’avocat russe Sergueï Magnitsky est mort dans des circonstances inexpliquées dans une prison de Moscou en 2009. Sergueï Magnitsky avait travaillé pour Bill Browder. Il avait découvert l’implication de fonctionnaires russes dans une fraude présumée de 230 millions de dollars. Il s’agissait d’argent que la société de fonds de Bill Browder avait versé aux autorités fiscales russes, mais ces fonds auraient été détournés par des fonctionnaires des impôts corrompus. Selon Bill Browder, les fonds ont ensuite atterri sur les comptes étrangers des fraudeurs présumés. Sergueï Magnitsky a sans doute fini par payer de sa vie son enquête sur cette fraude. Bill Browder affirme que Sergueï Magnitsky a été battu en détention, qu’on lui a refusé des soins médicaux et que l’on a constamment cherché à lui soutirer des aveux.

Après un lobbying intense de Bill Browder, le Congrès américain a adopté la loi dite Magnitsky en 2012. Celle-ci dispose que les personnes liées à l’affaire peuvent être sanctionnées, notamment par le gel de tous leurs avoirs. L’Union européenne (UE) et d’autres pays l’ont adoptée. La procédure prévue par la loi Magnitsky est aujourd’hui considérée comme la norme internationale pour les cas de ce type.

SWI swissinfo.ch: quelle est votre impression sur l’actuel procureur général de la Confédération suisse, Stefan Blättler?

Bill Browder: Le nouveau procureur général a l’occasion de réparer les dégâts causés par son prédécesseur Michael Lauber, mais il semble ne pas vouloir faire de vagues. Cela montre que la Suisse ne s’est pas améliorée.

Vous voulez agir contre le comportement de la Suisse. Que prévoyez-vous?

J’essaie d’influencer la situation en travaillant notamment avec le législatif américain, afin de changer la manière dont les États-Unis interagissent avec la Suisse et ses autorités, et qu’ils reconnaissent concrètement que la Suisse n’est pas un pays légitime ni respectueux des règles dans ce type de situation.

Cela pourrait impliquer, par exemple, de modifier le traité d’entraide judiciaire entre les États-Unis et la Suisse; cela pourrait aussi inclure la manière dont la Suisse est perçue par l’OCDE, le Conseil de l’Europe et son groupe de travail, le GRECO. La Suisse ne peut vraiment pas prétendre être un pays respectueux des lois et, en même temps, abriter l’argent de tueurs et de dictateurs.

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La Suisse a mis en place une «stratégie de l’argent blanc». Cela a-t-il eu un effet sur les riches Russes?

Si je regarde ma propre situation, nous avons identifié 20 millions de dollars appartenant aux personnes qui ont bénéficié du meurtre de Sergueï Magnitsky, et nous pouvons le prouver. Eh bien, la Suisse [leur] a restitué la majeure partie de l’argent, ce qui signifie clairement qu’[elle] n’a pas été capable d’appliquer une stratégie de l’argent blanc.

Autres exemples, la Suisse a rendu à la fille du dictateur d’Ouzbékistan l’argent qu’il avait volé à son peuple, et elle a fait de même avec le vice-ministre russe de l’Agriculture, qui avait lui aussi détourné beaucoup d’argent. Si vous regardez la liste des personnes, des enquêtes qui ont échoué ou n’ont pas été reprises par la Suisse, son comportement est choquant. Si la Suisse veut continuer à agir de la sorte, soit, mais le pays doit être relégué dans une catégorie inférieure, où tout argent provenant de Suisse serait considéré comme suspect.

Dans votre livre Freezing Order*, vous parlez de l’implication de la Suisse dans l’affaire Magnitsky. Au départ, les procureurs helvétiques ont repris l’affaire, mais le parquet fédéral a ensuite abandonné l’enquête.

À mon avis, la raison pour laquelle les autorités suisses ont décidé de rendre l’argent aux criminels russes est la corruption. Il existe des preuves évidentes que l’argent gelé en Suisse est directement lié au meurtre de Sergueï Magnitsky. Nous savons que Viktor K.**, un agent de la police fédérale membre de l’équipe, a été reconnu coupable de corruption de la part de la Russie dans le cadre de cette affaire.

Où en est l’affaire?

Le bureau du procureur de la Confédération a accepté de restituer l’argent aux criminels russes responsables de la fraude pour laquelle Sergueï Magnitsky a été tué. Nous avons contesté cette décision devant la justice suisse et nous attendons le verdict. 

Quand sera-t-il rendu?

Nous n’en avons aucune idée. Ce que je peux ajouter, c’est qu’il ne s’agit pas d’une simple décision, car trois des personnes auxquelles la Suisse s’apprêtait à restituer l’argent sont visées par des sanctions aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et en Australie. Ainsi, (…) les banques suisses qui [restitueraient l’argent] seraient en violation des sanctions américaines, britanniques, canadiennes et australiennes.

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Les autorités helvétiques ont déclaré que l’argent provenant de la fraude présumée avait transité par des comptes étrangers avant d’arriver en Suisse, et qu’il était donc mélangé à d’autres fonds dont l’origine n’est pas claire non plus. Comment traiter de tels avoirs?

Il s’agit d’un problème commun à tous les cas de blanchiment d’argent. Les Nations unies ont publié ce que l’on appelle la convention de Palerme sur ces questions. Elle prévoit que si une partie de l’argent est entachée, la totalité doit être saisie. Le fait que la Suisse veuille restituer l’argent dès lors qu’elle ne peut confirmer qu’il provient d’une source illégale est donc une mauvaise approche.

La Commission sur la sécurité et la coopération en Europe, également connue sous le nom de Commission d’Helsinki, a critiqué le rôle de la Suisse dans la dissimulation des avoirs russes. Techniquement, les avocats suisses peuvent aider les oligarques à cacher de l’argent sans violer la législation helvétique.

Je pense qu’il existe une faille gigantesque, qui permet à la Suisse de continuer à être la capitale mondiale du blanchiment d’argent. Ces avocats s’appuient sur le secret professionnel afin de blanchir de l’argent pour le compte d’oligarques russes. Les spécialistes de la lutte contre le blanchiment d’argent critiquent vivement cette politique, qui doit être modifiée très rapidement.

Le spécialiste suisse de droit pénal et de lutte anticorruption Mark Pieth estime que Vladimir Poutine et les oligarques qui lui sont proches ont corrompu le système suisse, y compris le système judiciaire. Comment est-ce possible dans un pays de démocratie directe?

La Suisse a une longue histoire de mauvaise conduite en matière d’argent. Chaque fois qu’un dictateur tombe, on découvre qu’il détenait des milliards de dollars dans des banques helvétiques. Et ce n’est pas un crime sans victime, ils volent généralement cet argent en tuant beaucoup de gens dans le processus.

La Suisse permet à de très mauvaises personnes, y compris des proches de Poutine, de commettre leurs vols. Elle essaie toujours de le justifier en disant qu’elle veut rester neutre. Mais vous ne pouvez pas rester neutre si vous acceptez l’argent de criminels. La Suisse doit donc mettre de l’ordre dans ses affaires, sinon elle finira par être reléguée sur une liste noire de pays qui facilitent le blanchiment d’argent.

Vous connaissez bien la Russie. Comment analysez-vous la situation actuelle?

Les Russes ont une grande capacité à traverser les épreuves. Une défaite de Poutine en Ukraine serait déterminante. Le peuple russe ne tolérerait pas un dirigeant faible ou un perdant. Cela s’amplifiera fortement si la contre-offensive ukrainienne continue de porter ses fruits.

Comment voyez-vous la Russie après Vladimir Poutine?

La Russie est un grand pays, qui a été occupé par un groupe criminel. Mais si Alexeï Navalny devenait président et Vladimir Kara-Mourza Premier ministre, j’aurais de grands espoirs pour la Russie.

Que pensez-vous d’eux?

Je comparerais cette situation à celle de Nelson Mandela sous le régime de l’apartheid en Afrique du Sud. Ces deux hommes sont des meneurs et ils ont fait de gros sacrifices pour leur pays. Ils seraient un choix évident pour diriger la prochaine Russie.

Edité par Balz Rigendinger, traduit de l’anglais par Pauline Turuban

* Freezing Order, A True Story of Russian Money Laundering, Murder and Surviving Vladimir Putin’s Wrath, Bill Browder, avril 2022

**Nom modifié, identité connue de la rédaction

Pauline Turuban

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