La législation suisse, un système façonné par les droits fondamentaux européens
La Constitution fédérale s’inscrit dans un champ de tension opposant la démocratie directe au droit européen et international. Au fil du temps, la Suisse a néanmoins adopté certaines normes européennes en matière de droits fondamentaux. Le Conseil de l’Europe et la Convention européenne des droits de l’homme ont ainsi fortement influencé la version actuelle de la Constitution. Aujourd’hui encore, la jurisprudence des instances strasbourgeoises des droits de l’homme continue de façonner à son gré les normes suisses.
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Helen Keller est professeure ordinaire en droit public à l’Université de Zurich, a été membre du Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies et a officié comme juge à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.
Le terme «européanisation» fait automatiquement penser à l’Union européenne (UE). Or l’Europe s’est, au-delà de l’UE, institutionnalisée en de nombreuses autres organisations internationales, comme par exemple le Conseil de l’Europe avec ses 46 États membres, dont la Suisse fait également partie. Cette adhésion de la Suisse a, au cours des quelque 60 dernières années, laissé des traces évidentes, surtout dans la Constitution fédérale.
Un champ de tension constitutionnel
Dès son préambule, la Constitution fédérale actuellement en vigueur déclare que la Suisse est consciente de son rôle de partenaire responsable dans un monde interconnecté. La Confédération devrait renouveler son alliance «pour renforcer la liberté, la démocratie, l’indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d’ouverture au monde».
Cette déclaration de solidarité de la Suisse ne va cependant pas jusqu’à fixer constitutionnellement une primauté claire du droit international. Dans l’article 5, la Confédération et les cantons sont simplement tenus de respecter le droit international. Le droit international ne limite pas en règle générale le droit d’initiative. L’Assemblée fédérale ne doit prononcer la nullité totale d’une initiative populaire que lorsque celle-ci transgresse des règles obligatoires du droit international.
Une contradiction avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ne suffit généralement pas pour un rejet. De ce fait, diverses initiatives populaires comme celles sur l’internement en 2004, sur l’interdiction des minarets en 2009 ou celle sur le renvoi des étrangers criminels de 2010, considérées comme critiques du point de vue de la CEDH, ont été intégrées dans la Constitution fédérale.
Cette zone de tension entre les droits issus du régime de démocratie directe et les normes européennes, voire internationales, de défense des droits humains n’a pas été effacée lors de l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution fédérale de 1999. Cela reste l’un des principaux problèmes de la Suisse au niveau constitutionnel.
Normes européennes de défense des droits humains
Dernier État d’Europe occidentale à adhérer au Conseil de l’Europe en 1963, la Suisse a ratifié la CEDH en 1974. Il s’agissait du premier pas vers l’européanisation des droits fondamentaux suisses. À la veille de cette ratification, la Suisse a dû introduire le suffrage fémininLien externe et, avec la reconnaissance de la CEDH, elle s’est soumise à la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH).
À la fin des années 1960, on était certes assez sûr que la Suisse ne connaîtrait jamais de condamnation étant donné que ses droits fondamentaux répondaient aux exigences minimales, mais l’avenir allait lui montrer le contraire. Dans les années qui ont suivi, Strasbourg a émis plusieurs arrêts réprimandant la Suisse.
Souvent, ces arrêts concernaient les droits de procédure. À l’époque, il y avait encore en Suisse une multitude de règles procédurales. Chaque canton avait donc son propre code de procédure pénale et civile. Ceux-ci ne respectaient pas intégralement les normes européennes.
Par exemple, en procédure pénale, l’autorité soutenant l’accusation et celle chargée de statuer n’étaient pas toujours deux entités séparées, le procureur statuait souvent lui-même sur le dossier. En outre, la CrEDH est également intervenue parce que la Suisse faisait payer les frais de procédure aux accusés qui avaient été acquittés. La maxime «ce n’est pas suffisant pour une condamnation, mais il faut bien vous mettre un peu à l’amende…» n’était pas conciliable avec le principe de la présomption d’innocence. Par ailleurs, l’assistance judiciaire en Suisse était encore restreinte pour diverses procédures de moindre importance. Certaines amendes ne pouvaient être contestées devant aucun tribunal, ce qui n’était pas en conformité avec la CEDH.
Dans les années 1980 et 1990, la CrEDH a produit une riche jurisprudence entraînant le développement et le perfectionnement des droits fondamentaux suisses. En comparaison, le texte de l’ancienne Constitution fédérale de 1848/1874 restait largement dépassé. Il n’est donc pas étonnant que le catalogue des droits fondamentaux de la nouvelle Constitution fédérale de 1999 ait été grandement étoffé et se soit orienté sur le texte de la CEDH et la jurisprudence de la CrEDH.
L’assistance judiciaire fut considérablement améliorée. En outre, trois nouvelles dispositions furent ajoutées aux droits de procédure: une garantie générale de procédure (article 29), une garantie de procédure judiciaire devant les tribunaux (article 30) et une disposition sur les garanties assurées en cas de mise en détention (article 31). Cette dernière est particulièrement importante et s’appuie sur la jurisprudence de la CrEDH pour des questions telles que: Dans quels cas une mise en détention préventive peut-elle être décrétée? Quelle peut être sa durée? Quand et comment dois-je être informé-e des délits qui me sont reprochés ? Comment puis-je informer ma défense?
Avec la réforme de la justice en 2000, la position selon laquelle la fragmentation juridique liée aux 26 codes cantonaux de procédure pénale et civile coûtait beaucoup de temps et d’argent aux citoyens et citoyennes visant une procédure judiciaire et rendait difficile l’application de leurs droits s’est imposée. En conséquence, la Confédération a obtenu la compétence pour l’uniformisation des règles de procédure dont la jurisprudence de la CrEDH avait préparé la voie. Aujourd’hui, la Suisse dispose d’un code de procédure pénale et civile fédéral dans lequel sont inscrits des droits aussi fondamentaux que l’interdiction d’utiliser des preuves obtenues de manière illégale et le droit à une défense d’office.
Le silence sur l’UE
Après son refus d’adhérer à l’espace économique européen (EEE) en 1992Lien externe, la Suisse a dû choisir une nouvelle orientation politique européenne. Il est étonnant qu’aucune clause relative à l’UE n’ait été introduite dans la Constitution fédérale de 1999. Ce silence reposait pourtant sur une décision bel et bien consciente. Au niveau politique, on n’a pas pu s’accorder sur un article d’avenir européen. Cette question capitale est donc restée sans réponse. Elle a laissé un vide qui n’a pas été sans répercussions jusqu’à l’époque actuelle. Aujourd’hui encore, les relations de la Suisse après l’échec de l’accord-cadre demeurent sans base solide avec l’UE.
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